Quelle sécurité pour l’Europe avec la Russie

  • stoprussophobie redaction
  • vendredi mars 25, 2022
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Quelle sécurité pour l’Europe avec la Russie
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La défense de l’Europe à l’heure de l’Ukraine

Jean Dufourcq, de l’Académie de marine Directeur associé La Vigie ( www.lettrevigie.com  )

 

J’arrive d’Asie où j’ai passé deux semaines loin du fracas ukrainien pour ce colloque strasbourgeois. J’en reviens perplexe et mécontent de ce que nous avons fait de l’Europe, de sa défense et de son avenir depuis 1990.

Notre responsabilité collective me semble entière et nous avons dilapidé sans trop réfléchir le capital de lourds sacrifices consentis par nos prédécesseurs au XXe siècle pour construire une coexistence durable entre nous en Europe. Je suis parti en Asie quelques jours avant le 24 février 2022. Nous vivions alors dans un monde devenu en 30 ans, depuis 1991, une véritable friche stratégique. Un monde qui avait peu à peu remisé les régulateurs mis en place après la seconde guerre mondiale, régulateurs qu’on avait préservés tant bien que mal pendant la guerre froide. Un monde qui perdait la mémoire de son passé et se livrait à de nouveaux jeux de puissance, des jeux dangereux. Car on voyait bien que les compétitions les plus dures s’accentuaient inexorablement entre grands opérateurs, étatiques ou non, de la puissance politique, économique et technologique de la planète. Mais on pensait, à tort, que ces jeux se conduisaient surtout par d’autres moyens et dans d’autres champs de friction, ceux que la mondialisation marchande et la transformation numérique de la planète offraient aux acteurs décidés et entreprenants. Tout ça pour en arriver là aujourd’hui : un conflit armé brutal au sein d’une famille européenne, en Centre Europe, sans régulateurs, avec victimes civiles et destructions absurdes.

Un autre monde émerge, arriéré, tragique. Nous ne devons pas accepter ce jeu-là. Aujourd’hui, la planète de 8 milliards d’habitants parle d’Europe et de guerre, de bombardements et de réfugiés. Et le monde entier observe avec surprise et une vraie commisération ce nouveau théâtre de conflits ouvert il y a 13 jours au centre de l’Europe, au cœur du vieux bassin civilisationnel millénaire d’un milliard d’habitants qui se déploie de l’Atlantique à l’Oural et du Cap Nord au Sahel. La considération du monde pour la culture politique et l’autorité morale de l’Europe en sont fortement affectées, les valeurs qu’elle porte une fois de plus dévalorisées et les modèles qu’elle propose profondément dévalués.

Pour parler de la défense de l’Europe en cette fin de journée du 9 mars où beaucoup a été dit des questions militaires, institutionnelles et politiques, où on a évoqué bien aisément des risques de guerre généralisée, voire de guerre nucléaire préventive ou punitive, je propose trois points de stratégiste pour participer à cette réflexion strasbourgeoise collective à laquelle je vous remercie de m’avoir convié.

• Le premier, je l’emprunte à des débats conduits en Roumanie il y a 15 ans, c’est la question de l’Est de l’Ouest. Où se place la frontière orientale de l’Europe ?

• Le second, je la fonde sur la vision française que je porte des questions stratégiques, les fondamentaux militaires de la France dans l’Europe et de l’Europe dans le monde.

• Le troisième, plus prospectif, veut mettre en perspective la marche du monde. Il conduit à une ferme invitation à ne plus perdre une minute pour organiser la réunification complète du continent européen tel qu’il est et non tel qu’on le rêve ou on nous l’impose de l’extérieur. Il requiert de relever le défi de la stabilité et de la viabilité du continent de l’Atlantique à l’Oural et de prendre en mains directement entre nous, Européens, la destinée du continent sans recours à nos alliés extérieurs. Pour moi le réarmement de l’Europe face à une menace russe sera une bévue de plus. « L’Est de l’Ouest » en question, pour commencer

• L’Europe occidentale fut « l’Est de l’Ouest », le cœur européen, pendant toute la durée de la guerre froide. L’espace européen contrôlé par les alliés de 1945 a constitué la partie libre de l’Europe jusqu’en 1991. A l’abri de l’Alliance atlantique, le projet européen a pu alors se développer et mûrir.

• L’Europe orientale fut « l’Ouest du monde soviétique », soumis par la force au Pacte de Varsovie que l’impérialisme soviétique organisa dès la fin de la seconde guerre mondiale. Cet espace soviétisé, libéré de facto à la fin de l’URSS en 1991 s’est alors émancipé de sa tutelle. Les frères séparés d’Europe centrale et orientale, les Pecos, sont réintégrés dans la famille européenne et après un temps de transition accueillis en bloc dans l’Union européenne en 2004.

• L’Union européenne a émergé des CEE au débouché de la guerre froide. C’est un nouveau venu dans le monde des Etats et des institutions, un modèle original de club postnational ouvert, sous tutelle atlantique mais sans projet stratégique annoncé, sans modèle de puissance adopté, sans voisinage organisé et sans limite orientale définie. On lira avec profit l’analyse contradictoire qu’en fait Jean Marie Guéhenno dans « Le premier XXIe siècle » Flammarion 2021.

• « L’Ouest » pose question en soi en 2022. Ce n’est ni une civilisation (l’Occident est bicéphale, américain et européen)), ni un empire (l’américain), ni un modèle politique (la société libérale), c’est une dynamique de modernité sans consistance géopolitique. Comment l’appliquer au continent européen ? L’Europe est-elle le flanc oriental de l’Ouest ? « L’Est de l’Ouest », c’est plutôt aujourd’hui le front oriental de la rivalité des Etats-Unis avec la Chine, une rivalité qui a enjambé la Russie, enrôlé l’UE et en Asie, les Etats asiatiques libéraux pour confiner la Chine. Un regard stratégique français pour continuer

• Le système français possède trois axes stratégiques : l’axe oriental continental majeur qui commence sur le Rhin et impose la construction européenne comme réponse à un voisinage allemand rugueux; l’axe méridional maritime qui raccorde la France à l’Afrique du Nord, et via Suez à l’océan indien et à l’Asie tout comme via Gibraltar à l’Afrique, c’est l’échappée vers l’aventure maritime ; enfin l’axe atlantique qui raccorde la France au reste du monde dont le symbole est la tour de l’ONU à New York et qui organise d’abord la relation avec les Etats-Unis dans le P5 et ensuite la vision du monde à travers les outremers et l’ONU. La politique extérieure de la France est toujours une combinaison dynamique de ces 3 axes et ne peut se résumer à l’Europe ou utiliser son seul canal pour se déployer.

• L’Alliance atlantique comme la construction européenne sont les fruits de ce système stratégique ; la France voulut l’une comme l’autre et y contribua avec détermination. La dissuasion nucléaire française fut la réponse à la surprise de juin 1940 et à celle de Suez de 1956 ; elle est la réassurance autonome et le garant de l’indépendance nationale. Quant non-alignement sur les Grands, le choix de la puissance de plein exercice et la solidarité de voisinage, ce sont des réflexes fondés sur des principes anciens et articulés avec des choix multilatéraux.

• Un débat sérieux existe toujours en France en matière de politique extérieure qui oppose stratégistes à orientations souverainistes et européistes à orientations régionales. C’est lui qui arbitre les questions d’indépendance, de souveraineté, de subsidiarité. Il traverse la haute administration et se traduit par de multiples biais dans la cohérence des actions extérieures de la France. Pour nos voisins, il est le marqueur souvent illisible de la singularité française et le trait caractéristique d’une « Grande nation » inclassable et inassimilable.

• Notre participation à la Défense de l’Europe est tributaire de ces divers éléments. La réunification de l’Europe, comme impensé stratégique dans la mondialisation

• On relève un cortège de bévues multiples à la fin de la guerre froide ; une réunification allemande gagée sur la non-extension de l’Otan ; un dépeçage soviétique consenti par tous les acteurs euro-atlantiques ; un enjambement américain de l’Europe et une fuite en avant enfermant les Européens dans l’UE.

• On relève plusieurs tentatives françaises inabouties de promotion d’une Europe stratégique par l’assise d’une défense européenne, la Plateforme de La Haye 1987 qui réveille l’UEO, puis les sommets de Londres 1990 et de Rome 1991 qui réorientent l’Alliance ; l’érection ratée de l’UEO en bras armé de l’UE, puis celle aussi infructueuse de 1994 à 1996 d’un pilier européen aussi de l’Alliance en soutien de l’IESD (identité européenne de sécurité et de défense), enfin celle qui débouche sur la Pesc/PESD des années 2000 après les étapes de Saint Malo (1998) et d’Helsinki (1999). Paris entretient de rudes débats en Quad et Quint avec Anglais et Allemands enracinés dans l’Otan. Avec la réintégration pleine et entière dans l’Otan en 2009, c’est la fin d’un pouvoir français sur l’Otan et la calamiteuse gestion des crises pilotées par l’OTAN en rênes plus ou moins courtes (Irak, Afghanistan, Libye) et souvent avec des soutiens russes discrets. Mais la réunification stratégique du continent doit attendre une vraie Europe stratégique.

• Car la porte s’est refermée dès mi-1990 sur la Russie qui a été laissée en dehors de l’Europe qui se rééquilibre. Et l’essor des BRICS va pousser la Russie dans un club de grands pays lointains réfractaires à l’ordre occidental. La porte chinoise qui va s’ouvrir pour la Russie va lui permettre de restructurer ses rapports de force. Les rappels à l’ordre russes sur les fragilités de sa bordure européenne sont ignorés pendant 25 ans. Et le « coup de force militaire » russe de Février 2022 mute en agression militaire russe de l’Ukraine. C’est une surprise. Des portes se referment alors brutalement et la perspective de réunification européenne s’éloigne pour longtemps. Sinistre retour anachronique au passé conflictuel européen.

Pour conclure sur la Défense de l’Europe, avec un point de vue de stratégiste La Défense de l’Europe, thème du jour, bousculée devient très problématique et doit se retrancher dans un projet de réarmement massif face à la Russie. Elle subit les conséquences tragiques de trois aberrations dans l’analyse stratégique, trois distorsions fortes de « Stratégie du conflit » (cf. T. Schelling Puf 1986) par abandon délibéré ou impéritie du canal d’intérêt commun à tous les peuples européens préoccupés d’abord de paix, de stabilité, de sécurité, de prospérité, de modernité dans une forme de coexistence durable. Ces trois erreurs d’appréciation ont été commises par défaut d’analyse à long terme, excès de confiance, sous-estimation des dangers et surréactions des acteurs de premier plan.

A Bruxelles, on a négligé de réunifier l’Europe comme on l’a promis après avoir réunifié l’Allemagne mi-1990. On feint d’ignorer que c’est d’abord la Russie de Gorbatchev qui a mis fin à l’URSS et ce, sans en endosser l’héritage. Pourtant pour réunifier le continent, il faut accueillir la nouvelle Russie dans la famille européenne et enjamber 85 ans de désordre soviétique pour la retrouver telle qu’avant 1917. Au lieu de quoi, on lui fait de fausses promesses pendant 25 ans et on la soumet aux manœuvres stratégiques de deux acteurs noneuropéens de l’Alliance (USA, UK), non-contigus de la Russie continentale.

Résultat : La Russie, acteur historique essentiel de la stabilité du continent européen, fournisseur essentiel de l’énergie des Européens est petit à petit écartée du concert européen puis progressivement antagonisée. Une nouvelle ligne de division se cristallise aux portes orientales de l’UE. La Russie défiée est poussée à réagir. A Moscou, on veut donner un coup d’arrêt durable aux menées jugées comme discriminatoires ou offensives venant de l’Ouest. Et on quitte sans trop hésiter une position stratégique avantageuse et raisonnable : évacuation humanitaire, protection militaire des populations russes du Donbass bombardées par les forces ukrainiennes ; soutien modéré à l’autonomie des provinces dissidentes du Donetsk/Louhansk actée par les accords de Minsk, voire à l’indépendance ; sauvegarde de la reconnaissance implicite de l’autodétermination russe de la Crimée.

Et on se met à la faute par une agression militaire caractérisée contre l’Ukraine au motif de la démilitariser et de la dénazifier, en rappelant en filigrane le précédent du Kosovo. On choisit le risque d’une aventure qui inquiète le monde entier. Résultat : une action de guerre risquée, trop puissante, trop radicale, trop incertaine, et surtout indéfendable qui compromet le statut étatique de la Russie, menace ses acquis raisonnables, provoque une réaction forte du voisinage et un fort doute intérieur.

A Washington, on veut engager une rivalité gagnante avec la Chine. Pour cela il faut ménager la Russie pour ne pas avoir à l’affronter en Europe après l’avoir déjà enjambée pendant 25 ans pour cause de priorité chinoise. Car il faut éviter de se retrouver à affronter simultanément deux compétiteurs de rang militaire inférieur, Russie et Chine, liés par un partenariat stratégique.

Mais les négociations US/RU conduites à la légère à Genève au second semestre 2021 restent infructueuses et montrent à la Russie que ses intérêts de sécurité ne seront pas considérés par les Etats-Unis pour qui l’Europe devient secondaire. Résultat : Aussi faute de vrai réflexe stratégique, les Etats Unis doivent maintenant affronter deux adversaires puissants, résolus et solidaires sur deux théâtres extérieurs séparés et éloignés du continent américain. Une position inconfortable et coûteuse.

A toutes ces contradictions, s’en ajoute une dernière, peut-être la plus grave de toutes, c’est le réflexe de réarmement massif de l’Europe qui apparaît à tous ici comme la solution impérative pour faire face à cette situation vécue par beaucoup comme l’amorce d’une troisième guerre mondiale, avec un risque avéré d’action nucléaire probable. Sortons pourtant de cette émotion ambiante qui nous aveugle pour revenir aux réalités géostratégiques et pour chasser les biais conjoncturels. En effet la question ukrainienne apparait à bien des experts qui ont rêvé l’Europe puissance comme une chance inespérée de sortir enfin l’Europe de la défense de l’impasse de la combinaison positive postulée de l’articulation entre OTAN et UE. Le Brexit consommé permettrait même selon certains à l’UE de faire main basse sur l’Otan.

Tous les tenants des industries d’armement, y voient aussi une chance inespérée d’organiser la concentration et le financement par l’UE d’industries souveraines en matière militaire et de faire jeu égal avec les compétiteurs américains. Sans doute faut-il en passer par cette réflexion et cette posture gaillardes mais elles sont de courte vue et de faible fécondité stratégique. On peut sans aucun doute les afficher mais il faut aussi admettre que la fuite en avant dans des sanctions dévastatrices pour tous comme dans un réarmement massif et au long cours se fondent sur l’évidence très contestable d’une nouvelle guerre froide de longue durée installée au Centre Europe. Cette conjecture est en fait peu probable car les parties ne pourront pas tenir leurs positions radicales au-delà de quelques semaines. C’est plus une posture qu’une stratégie adaptée.

Notre responsabilité européenne est en fait aujourd’hui double ; nous devons

• défendre la viabilité et la stabilité de l’Europe de l’Atlantique à l’Oural en faisant une juste place dans la famille européenne à la Russie telle qu’elle est à l’Est de l’Europe, après avoir rendu à l’Ukraine sa nécessaire souveraineté et favorisé son rôle de pont entre Est et Ouest de l’Europe. Pour cela nous devons par exemple convoquer sans tarder une nouvelle Conférence sur la stabilité et la sécurité européenne et la positionner à Strasbourg comme nouvelle capitale de la sécurité européenne.

• sortir l’Europe institutionnelle et géopolitique de la rivalité entre Etats-Unis et Chine et de l’option anachronique d’un réarmement militaire généralisé, pour défendre collectivement ses intérêts réels dans tous les secteurs de la compétition scientifique et technique du monde post-covid et de la transformation numérique de l’activité humaine. Il nous faut reprendre la main sur la destinée de l’Europe pour viabiliser durablement entre Européens continentaux le modèle européen hybride et original de puissance d’équilibre hérité de l’UE, en nous désalignant des puissances maritimes extérieures qui l’ont instrumentalisé. Le réarmement massif de l’Europe occidentale pour isoler l’Europe orientale sous influence russe est une perspective sans doute à évoquer mais c’est aussi une entreprise anachronique de courte vue et de faible probabilité de réussite.

/// JD 9 mars 2022.