Donald Trump débordé par le parti antirusse
Donald Trump débordé par le parti antirusse
Voici une excellente analyse du Monde Diplomatique de Septembre 2017, pages 1 et 17, que nous livrons aux lecteurs de Stoprussophobie après la parution du numéro suivant du mensuel.
Républicains, démocrates, médias, services secrets
https://www.monde-diplomatique.fr/2017/09/HALIMI/57889
Après la Corée du Nord et l’Afghanistan, la Russie ? Des points de conflit internationaux se rallument, souvent à l’initiative des États-Unis. Empêtré dans ses difficultés intérieures, décuplées par des propos provocants, le président américain est de plus en plus tenté de confondre solution diplomatique et fuite en avant militaire. Dans le cas de la Russie, il est même débordé par un parti de la guerre au sein duquel ses adversaires politiques, les services de renseignement et les médias jouent un rôle-clé.
par Serge Halimi
Quelques mois auront donc suffi pour que les États-Unis se retirent de l’accord international de Paris sur le climat, prennent de nouvelles sanctions économiques contre la Russie, inversent la dynamique de normalisation des relations diplomatiques avec Cuba, annoncent leur intention de dénoncer l’accord nucléaire avec l’Iran, mettent en garde le Pakistan, menacent le Venezuela d’une intervention militaire et se déclarent prêts à frapper la Corée du Nord « d’un feu et d’une fureur comme le monde n’en a jamais vu ».Depuis que, le 20 janvier dernier, la Maison Blanche a changé de locataire, Washington n’a amélioré ses relations qu’avec les Philippines, l’Arabie saoudite et Israël.
La responsabilité de M. Donald Trump dans cette escalade n’est pas exclusive. Les élus néoconservateurs de son parti, les démocrates et les médias l’ont en effet ovationné lorsque, au printemps dernier, il a ordonné des manœuvres militaires en Asie et fait tirer cinquante-neuf missiles contre une base aérienne en Syrie (1). En revanche, il fut empêché d’agir quand il explora les possibilités d’un rapprochement avec Moscou, et il se trouva même contraint de promulguer une nouvelle volée de sanctions américaines contre la Russie. En somme, le point d’équilibre de la politique étrangère des États-Unis résulte chaque jour davantage de l’addition des phobies républicaines (Iran, Cuba, Venezuela), souvent partagées par les démocrates, et des détestations démocrates (Russie, Syrie), endossées par la plupart des républicains. S’il existe un parti de la paix à Washington, il est pour le moment indétectable.
Le débat présidentiel de l’année dernière suggérait pourtant que l’électorat américain entendait rompre avec le tropisme impérial des États-Unis (2). M. Trump n’avait pas d’abord fait campagne sur des thèmes de politique étrangère. Toutefois, lorsqu’il en parla, ce fut pour suggérer une ligne de conduite largement opposée à celle de l’establishment de Washington (militaires, experts, think tanks, revues spécialisées) et à celle qu’il poursuit aujourd’hui.
Promettant de subordonner les considérations géopolitiques aux intérêts économiques des États-Unis, il s’adressa à la fois aux partisans d’un nationalisme économique (« L’Amérique d’abord »), nombreux dans les États industriellement sinistrés, et à ceux que quinze ans de guerres ininterrompues, avec pour résultat le pourrissement de la situation ou le chaos généralisé (Afghanistan, Irak, Libye), avaient convaincus des mérites d’un certain réalisme. « Nous nous porterions mieux si nous ne nous étions pas occupés du Proche-Orient depuis quinze ans (3) », concluait M. Trump en avril 2016, certain que l’« arrogance » des États-Unis avait provoqué « un désastre après l’autre » et « coûté des milliers de vies américaines et des milliers de milliards de dollars ».
Inattendu de la part d’un candidat républicain, ce diagnostic rejoignait le sentiment de la fraction la plus progressiste du Parti démocrate. Mme Peggy Noonan, qui écrivit les discours les plus remarqués de Ronald Reagan et de son successeur immédiat, M. George H. Bush, le souligna à l’époque : « En matière de politique étrangère, [M. Trump] s’est positionné à la gauche de Hillary Clinton. Elle est belliciste, trop démangée par le désir d’utiliser la force armée, et elle manque de discernement. Ce sera la première fois dans l’histoire moderne qu’un candidat républicain à l’élection présidentielle se situera à gauche de sa rivale démocrate, et cela rendra les choses intéressantes (4). »
Intéressantes, les choses le sont encore, mais pas tout à fait comme Mme Noonan l’avait prédit. Tandis que la « gauche » postule que la paix découle non pas de l’intimidation des autres nations, mais de rapports plus équitables avec elles, M. Trump, totalement indifférent au sentiment de l’opinion publique mondiale, opère comme un maquignon en quête du meilleur « deal » pour lui et ses électeurs. Le problème des alliances militaires n’est donc pas tant à ses yeux qu’elles risquent d’étendre les conflits davantage qu’elles ne dissuadent les agressions, mais qu’elles reviennent trop cher aux Américains. Et que, à force de régler la note, ceux-ci voient leur pays devenir « une nation du tiers-monde ». « L’OTAN[Organisation du traité de l’Atlantique nord] est obsolète, assène M. Trump le 2 avril 2016 lors d’un meeting. Nous défendons le Japon, nous défendons l’Allemagne, et ils ne nous paient qu’une fraction de ce que ça nous coûte. L’Arabie saoudite s’écroulerait si nous partions. Il faut se montrer disposé à quitter la table, faute de quoi vous n’obtenez jamais un bon deal. »
Le « bon deal », le président des États-Unis espérait le conclure avec Moscou. Un nouveau partenariat aurait inversé la détérioration des rapports entre les deux puissances en favorisant leur alliance contre l’Organisation de l’État islamique (OEI) et en reconnaissant l’importance de l’Ukraine pour la sécurité russe. L’actuelle paranoïa américaine relative à tout ce qui concerne le Kremlin conduit à oublier qu’en 2016, après l’annexion de la Crimée et l’intervention directe de Moscou en Syrie, M. Barack Obama relativisait lui aussi le danger représenté par M. Vladimir Poutine. Ses interventions en Ukraine et au Proche-Orient n’étaient, selon lui, que des improvisations, des raidissements mal maîtrisés face à des « États-clients sur le point de lui échapper » (5).
M. Obama ajoutait : « Les Russes ne peuvent pas nous changer ou nous affaiblir de façon significative. C’est un petit pays, c’est un pays faible, et leur économie ne produit rien que d’autres veulent acheter, si ce n’est du pétrole, du gaz et des armes. » Ce qu’il redoutait alors de son homologue russe, c’était surtout… la sympathie qu’il inspirait à M. Trump et à ses partisans : « Trente-sept pour cent des électeurs républicains approuvent Vladimir Poutine, l’ancien chef du KGB. Ronald Reagan doit se retourner dans sa tombe (6) ! »
Dès janvier 2017, le sommeil éternel de Reagan avait retrouvé sa tranquillité. « Les présidents arrivent et repartent, mais la politique ne change pas », conclura M. Poutine (7). Les historiens étudieront un jour ces quelques semaines pendant lesquelles convergèrent les efforts des services de renseignement américains, des dirigeants de l’aile clintonienne du Parti démocrate, de la plupart des élus républicains et des médias hostiles à M. Trump. Leur projet commun ? Empêcher toute entente entre Moscou et Washington.
Les motifs de chacun étaient différents. Les services de renseignement et certains éléments du Pentagone redoutaient qu’un rapprochement entre MM. Trump et Poutine les prive d’un ennemi présentable, une fois détruit le pouvoir militaire de l’OEI. Les clintoniens avaient hâte d’imputer leur défaite inattendue à d’autres raisons que la candidate choisie et sa campagne inepte : le piratage des données du Parti démocrate imputé à Moscou ferait l’affaire. Les néoconservateurs, « qui avaient promu la guerre d’Irak, qui détestaient Poutine et qui jugeaient que la sécurité d’Israël n’était pas négociable (8) », étaient révulsés par les tentations néo-isolationnistes de M. Trump.
Enfin, les médias, le New York Times et le Washington Post en particulier, rêvaient d’une nouvelle affaire du Watergate. Ils n’ignoraient pas que leur lectorat — bourgeois, urbain, cultivé — détestait avec passion le président élu, méprisait sa vulgarité, ses tropismes d’extrême droite, sa violence, son inculture (9). Et rechercherait par conséquent n’importe quelle information ou rumeur susceptible de provoquer sa destitution ou sa démission forcée. Un peu comme dans Le Crime de l’Orient-Express, le roman d’Agatha Christie, chacun avait en somme ses raisons de frapper, mais toutes les mains désignaient la même cible.
L’intrigue se noua d’autant plus facilement que les frontières séparant ces quatre univers étaient assez poreuses. Entre les faucons républicains, incarnés par M. John McCain, président de la commission des forces armées du Sénat, et le complexe militaro-industriel, l’entente allait de soi. Les architectes des dernières aventures impériales américaines, en particulier en Irak, avaient mal vécu la campagne de 2016 et les quolibets que M. Trump réserva à leur expertise. Une cinquantaine d’intellectuels et d’officiels annoncèrent que, bien que républicains, ils refuseraient de soutenir le candidat de leur parti qui « mettrait la sécurité nationale du pays en danger ». Certains franchirent le pas et votèrent pour Mme Clinton (10).
Restait la presse. Elle aussi redoutait que l’incompétence de M. Trump ne menace l’ordre international dominé par les États-Unis. Elle n’avait aucune prévention contre les croisades militaires, surtout quand celles-ci pouvaient être badigeonnées de grands principes humanitaires, internationalistes, progressistes. Or, selon ces critères, ni M. Poutine ni sa prédilection pour des nationalistes de droite n’étaient irréprochables. Mais l’Arabie saoudite ou Israël, pas davantage. Cela n’empêchait pas Riyad de pouvoir compter sur le Wall Street Journal, férocement antirusse. Quant à Israël, la quasi-totalité des médias américains appuyaient sa politique, bien que l’extrême droite participe à son gouvernement.
Un peu plus d’une semaine avant que M. Trump ne prenne ses fonctions, le journaliste et avocat Glenn Greenwald — à qui l’on doit la publication des révélations de M. Edward Snowden sur le programme de surveillance de masse de la National Security Agency (NSA) — alertait sur le cours des événements. Il observait que les médias américains étaient devenus « l’outil le plus précieux »des services de renseignement, « que pour la plupart ils révèrent, servent, croient et soutiennent ». Au même moment, les démocrates, « encore sous le choc d’un échec électoral aussi inattendu que traumatisant », lui semblèrent « perdre la raison et endosser n’importe quelle supputation, saluer n’importe quelle tactique, s’allier à n’importe quel scélérat » (11).
La coalition antirusse n’avait pas encore atteint tous ses objectifs, mais déjà Greenwald entrevoyait les ambitions de l’« État profond » : « On assiste en ce moment à une guerre ouverte entre, d’une part, cette faction non élue mais très puissante qui réside à Washington et voit passer les présidents et, d’autre part, celui que la démocratie américaine a élu président. » Alimentée par les services de renseignement, une conjecture galvanisait tous les adversaires du nouveau locataire de la Maison Blanche : Moscou détenait contre M. Trump des secrets compromettants — financiers, électoraux, sexuels — qui le paralyseraient en cas de crise entre les deux pays (12).
Le soupçon d’une entente ténébreuse de cet ordre, que l’économiste clintonien Paul Krugman a résumée en parlant d’un « axe Trump-Poutine », a transformé le militantisme antirusse en arme de politique intérieure contre un président de plus en plus détesté en dehors du bloc ultraconservateur. Il n’est plus rare d’entendre des militants de gauche devenir des apologistes du FBI ou de la CIA, depuis que ces deux agences servent de repaire à une opposition larvée au président américain. Et qu’elles le combattent par des fuites permanentes.
On comprend pourquoi le piratage des données du Parti démocrate, imputé par les services de renseignement américains à la Russie, ensorcelle le Parti démocrate et la presse. Coup double : il permet de délégitimer l’élection de M. Trump et interdit à celui-ci de promouvoir quelque dégel que ce soit avec Moscou. Pourtant, quand Washington s’offusque de l’ingérence d’une puissance étrangère dans les affaires intérieures d’un autre État, qui relève encore cette bizarrerie ?
Et qui signale que les conversations téléphoniques de Mme Angela Merkel n’ont pas été espionnées par le Kremlin, mais par la Maison Blanche de M. Obama ? Interrogeant l’ancien directeur du renseignement américain James Clapper, un représentant — républicain — de Caroline du Nord, M. Thomas Tillis, rompit ce silence en janvier dernier. Il rappela que les États-Unis « s’étaient mêlés de 81 élections depuis la seconde guerre mondiale. Cela n’inclut ni les coups d’État ni les “changements de régime” par lesquels nous avons cherché à modifier la situation à notre avantage. Pour sa part, la Russie a agi de même 36 fois. » Qu’on n’attende pas qu’une telle mise en perspective édulcore trop souvent les fulminations du New York Times contre les fourberies de Moscou.
Le quotidien oublie également de rappeler à ses jeunes lecteurs que le président russe Boris Eltsine, qui, en 1999, choisit M. Poutine pour successeur, avait été réélu trois ans plus tôt, bien que très malade et souvent ivre, au terme d’un scrutin frauduleux conduit avec l’assistance de conseillers américains et avec l’appui déclaré du président des États-Unis. Le New York Times avait pourtant salué ce résultat dans un éditorial intitulé « Une victoire pour la démocratie russe » (4 juillet 1996). « Les forces de la démocratie et de la réforme ont remporté une victoire décisive mais pas définitive »,estimait-il alors. « Pour la première fois dans l’histoire, une Russie libre a librement choisi son dirigeant. »
Désormais, le quotidien new-yorkais se situe aux avant-postes de la préparation psychologique à un conflit contre la Russie. Une telle dynamique ne rencontre presque aucune résistance. À droite, pendant que le Wall Street Journal réclame, le 3 août, que les États-Unis arment l’Ukraine, le vice-président Michael Pence évoque en Estonie le « spectre de l’agression » russe, puis encourage la Géorgie à rejoindre l’OTAN, enfin salue le Monténégro qui vient d’adhérer à l’alliance militaire.
Loin de s’inquiéter de cette avalanche de gestes provocateurs, qui coïncident avec une montée des tensions entre les deux grandes puissances (sanctions commerciales contre Moscou, expulsion de diplomates américains par la Russie), The New York Times joue les pyromanes. Il salue, le 2 août, la « réaffirmation de l’engagement américain à défendre les nations démocratiques contre les pays qui les menaceraient », puis regrette que le sentiment de M. Pence « ne soit pas également éprouvé et célébré par l’homme pour qui il travaille à la Maison Blanche ». Mais, à ce stade, peu importe à vrai dire ce que M. Trump éprouve encore. Le président des États-Unis n’est plus en mesure d’imprimer sa volonté sur ce dossier. Ayant constaté cette impuissance, Moscou en tire les conséquences.
En septembre, des manœuvres militaires russes, sans précédent depuis la chute du Mur, devraient mobiliser près de cent mille soldats, marins et aviateurs à proximité de l’Ukraine et des pays baltes. De quoi offrir au New York Times la matière d’un article de « une » rappelant la campagne d’affolement que le journal alimenta en 2002-2003 contre les prétendues « armes de destruction massive » de l’Irak. N’y manquait ni le colonel américain annonçant sombrement : « Chaque matin quand nous nous réveillons, nous savons qui est la menace » ; ni l’inventaire de l’arsenal russe, d’autant plus terrifiant qu’il se doublait d’une disposition aux « campagnes de désinformation » ; ni l’évocation des véhicules de combat de l’OTAN qui, entre l’Allemagne et la Bulgarie, « s’arrêtent pour laisser les enfants monter à bord ».
Mais le plus délicieux dans ce modèle de journalisme (embarqué avec l’armée) fut assurément le moment où, pour localiser les exercices de Moscou sur son propre territoire et en Biélorussie, le New York Times eut recours à l’expression « dans la périphérie de l’OTAN » (13)…
Dorénavant, toute tentative d’apaisement avec Moscou venant de Paris ou de Berlin sera jugée « munichoise » par un establishment néoconservateur qui a repris la main à Washington, et pourfendue sur-le-champ par la quasi-totalité des médias américains. On en est au point où, se penchant sur la forte baisse de popularité du président français, le New York Times a déniché une explication, miroir parfait de son obsession : « La réception luxueuse de Donald J. Trump et Vladimir V. Poutine, l’un et l’autre peu aimés en France, surtout à gauche, ne l’a pas aidé (14) ».
Les États européens sauront-ils enrayer l’engrenage militaire qui se dessine ? En ont-ils la volonté ? La crise coréenne devrait en tout cas leur avoir rappelé que Washington est indifférent aux pots cassés loin de chez lui. Soucieux de crédibiliser la menace nucléaire du président Trump en Extrême-Orient, le sénateur républicain Lindsey Graham a laissé échapper le 1er août que, « si des milliers de gens meurent, ils mourront là-bas, pas ici ». Il ajouta que le président des États-Unis partageait son sentiment : « Il me l’a dit. »
Serge Halimi
(1) Lire Michael Klare, « Donald Trump s’épanouit en chef de guerre », Le Monde diplomatique, mai 2017.
(2) Lire Benoît Bréville, « Les Etats-Unis sont fatigués du monde », Le Monde diplomatique, mai 2016.
(3) « Today », NBC, 21 avril 2016.
(4) Peggy Noonan, « Simple patriotism trumps ideology », The Wall Street Journal, New York, 28 avril 2016.
(5) « The Obama doctrine », entretien avec Jeffrey Goldberg, The Atlantic, Boston, avril 2016.
(6) Conférence de presse du 16 décembre 2016.
(7) Le Figaro, Paris, 31 mai 2017.
(8) Michael Crowley, « GOP hawks declare war on Trump », Politico, Arlington, 2 mars 2016.
(9) Lire « La déroute de l’intelligentsia », Le Monde diplomatique, décembre 2016.
(10) « Statement by former national security officials » (PDF), 8 août 2016, www.globalsecurity.org.
(11) Fox News, 12 janvier 2017. La veille, Greenwald avait détaillé son propos dans « The deep state goes to war with president-elect, using unverified claims, as Democrats cheer », The Intercept, 11 janvier 2017.
(12) Lire « Marionnettes russes » et « L’État profond », Le Monde diplomatique, janvier et mai 2017.
(13) Eric Schmitt, « US troops train in Eastern Europe to echoes of the Cold War », The New York Times, 6 août 2017.
(14) Adam Nossiter, « Macron’s honeymoon comes to a halt », The New York Times,7 août 2017.
https://www.monde-diplomatique.fr/2017/09/HALIMI/57889