Kremlinophobie ordinaire par Michel Grabar
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Dans la mesure où mon nom et mes engagements sont évoqués à plusieurs reprises, j’aimerais exercer mon droit de réponse, d’autant que par les hasards de nos carrières universitaires respectives, nous nous sommes retrouvés à partager depuis 10 ans un même bureau au département de russe de l’Université de Rennes 2. Dans les années 1920, le poète Viatcheslav Ivanov et le critique Mikhaïl Guerchenzon, soignés dans un même sanatorium, avaient défendu a propos de la culture européenne des points de vue diamétralement opposés, sous la forme d’une Correspondance d’un coin à l’autre. C’est donc un peu la même configuration, avec au moins d’un côté la tolérance en moins et la haine en plus, à propos, cette fois, de la façon de servir au mieux les intérêts de la France et de la Russie.
Essayons de manière analytique de présenter le point de vue de l’auteur et les procédés mis en oeuvre.
La poutinophobie faisant vendre, figure sur la couverture une photographie d’un Poutine affublé d’une oreillette qui, visiblement, réfléchit. A quoi pense-t-il donc? Après avoir lu le livre, qui comme un autre ouvrage non privé de talent d’ailleurs, mais participant de la même intention politique qui est de dénoncer la dangerosité du Président russe et de surfer sur la peur qu’il inspire , on a compris.
Le plan de Poutine ou du Kremlin, ce qui est métonymiquement la même chose, est de détruire de l’intérieur l’Europe en finançant l’extrême droite européenne, en soutenant l’américanophobie de tous bords et en instrumentalisant la diaspora russophone. Dès lors sont dénoncés comme dangereux pour la France en tant qu’elle est membre de l’UE et de l’OTAN, tous ceux qui nourrissent une relation autre que systématiquement négative et critique envers l’État ou le Président russes.
A ce titre sont stigmatisés dans l’ordre :
1 les auteurs et les signataires de ce qu’elle appelle la « Lettre du Prince », lettre publique écrite par Dimitri et Tamara Schakhovskoy affirmant une fidélité sans faille à la Russie lorsque s’est déchainée dans les médias occidentaux une vague sans précédent de russophobie au moment de la crise ukrainienne. En somme, la position de Pouchkine lors de la crise polonaise en 1831, puis de la parution de la Première lettre philosophique de Tchaadaïev en 1836. Comme d’autres descendants de la noblesse russe, j’ai signé cette lettre.
2 le Conseil de coordination du Forum des Russes de France qui, comme son nom l’indique, cherche à coordonner c’est-à-dire à mettre en relation les différentes associations représentées une fois par an au Forum des Russes de France, le terme « Russe » étant a comprendre au sens le plus large possible : origine russe, russophonie, liens avec le monde russe… J’ai été élu en Novembre 2015 Président de ce Conseil de coordination.
3 Le Dialogue franco-russe qui est une association visant à promouvoir les échanges de haut niveau, surtout économiques entre la France et la Russie. N’ayant pas les moyens d’en être membre, j’ai le statut d’ami du Dialogue.
4 Les hommes et les femmes politiques se définissant comme amis de la Russie de Jean Pierre Chevènement à Marine Le Pen, du Député Thierry Mariani au Sénateur Yves Pozzo di Borgo, de Philippe de Villiers à Nicolas Dupont-Aignan. Comme ces souverainistes, véritables héritiers de De Gaulle, je pense que c’est dans l’intérêt de la France de pas s’aligner automatiquement sur les positions américaines concernant la Russie, qui s’expriment bien entendu au sein de l’OTAN, mais même au sein de l’UE.
5 Les universitaires « pro Poutine ».
Si je suis encore cité, c’est la figure de Jacques Sapir, dénonçant la politique économique inspirée par les occidentaux sous Eltsine et certaines réussites socio-économiques sous Poutine , qui est le plus vivement attaquée.
6 les quidams ou bloggeurs plus ou moins connus, fascinés, selon l’auteur de l’ouvrage, par la figure de Poutine.
Après le point de vue, les procédés.
Concernant le point de vue, l’opinion, chacun est libre d’avoir son point de vue en vertu du principe démocratique du respect d’autrui et de la liberté de penser, même si le sien me semble à la fois simpliste et confortable. Simpliste parce que la relation de la société et du pouvoir en Russie est plus complexe que cela. Confortable, car l’auteur se retrouve dans le camp du plus fort (les États-Unis) et dans le main stream idéologique en Occident.
Le problème, c’est qu’il ne respecte pas le point de vue d’autrui, s’il est diffèrent du sien et qu’il cherche de surcroit à le décrédibiliser par des procédées douteux : amalgames, insinuations, citations tronquées etc.… Dogmatique, il est du côté de la vérité et il n’y a pas de diversité ou de nuance de points de vue à avoir sur certaines questions, comme la Crimée, par exemple. Elle, qui a pourtant travaillé sur le combat héroïque de la dissidence soviétique pour dénoncer le totalitarisme en Union soviétique utilise les procédés d’écriture des journalistes et des fonctionnaires au service du régime à l’égard de ces mêmes dissidents. Et cela est très déplaisant, rend la lecture du livre pénible lorsqu’on est un peu informé et conduit à ce demander quelle est l’intention de cet ouvrage : discréditer les personnes citées, les signaler au Ministère de l’Intérieur ?
Prenons quelques exemples.
Une des insinuations les plus fréquentes, c’est que cette coopération avec l ‘État russe n’est pas désintéressée et que beaucoup d’argent circule. Le compte bancaire du Conseil de coordination des Russes de France qui en 5 ans d’existence n’a jamais dépassé 3000 euros et le train de vie de ces 17 membres actuels montrent bien que tout cela relève de la désinformation et qu’il s’agit pour eux de conviction et d’engagement social et non de recherche d’enrichissement personnel. Quant au puissant Dialogue franco-russe dont les membres juridiques sont des sociétés du Cac 40 ou de très importantes sociétés russes comme RZhD, les chemins de fer russes, la dernière assemblée générale témoigne du fait que l’économie russe étant en crise et les échanges franco-russes impactés par les sanctions, il a été divisé par deux et qu’il est déficitaire. Enfin, s’indigner que Jacques Sapir touche 500 euros pour tenir une chronique régulière est ridicule, sachant les montants astronomiques proposés à des auteurs ou des conférenciers célèbres aux USA et au Moyen Orient.
Le deuxième procédé systématiquement utilisé est l’opprobre ou le discrédit jetés sur des personnes privées. Par exemple, sur celles qui analysent l’idéologie des personnalités sulfureuses, comme Alexandre Douguine par exemple. Organiser une journée d’études en 2004 sur le néo-eurasisme ou au moins 3 des intervenants sur 6 étaient critiques sur son idéologie revient a suggérer l’adhésion des organisateurs à l’idée de tuer des Ukrainiens, puisqu’un peu plus loin dans le texte figure la fameuse citation Douguine, de juin 2014 ( !), d’ailleurs citée hors contexte : “Tuer, tuer, tuer”. Comme si travailler sur l’antisémitisme équivalait à être antisémite. Dans la même veine, lorsque des militaires français invitent Douguine, cela représente un danger pour la France au motif qu’il serait proche des services russes. Toujours cet usage insinuant du conditionnel…
Ce thème du danger pour la France et cette fonction du lanceur d’alerte apparaissent plus loin dans le texte à propos de Philippe de Villiers. La bienveillance dont bénéficieraient les projets économiques en Russie de Philippe de Villiers ne viserait qu’à avoir un accès à son frère, qui est le chef de l’État Major de l’Armée française.
Le discrédit est renforcé par des détails liés à la vie privée des uns ou des autres : le drame familial que représentent les accusations d’abus sexuels entre 2 fils dans la famille de Villiers ou les détails croustillants sur les femmes « de trente ans plus jeunes » du Professeur Arrignon ou de Bernard Losé visant à présenter ces 2 amis de la Russie comme des vieillards libidineux et à renforcer le cliché des femmes russes vénales ou peu farouches.
Enfin, peut être le plus choquant, ce sont les annexes où, comme dans une véritable fiche de police, est précisé pour un certain nombre d’hommes politiques de gauche comme de droite à quels voyages supposément interdits, ils ont participé, avec des croix dans des colonnes…
Bref, tout cela est assez odieux.
Terminons en disant cette logique est une logique de guerre, une guerre de l’information où tous les moyens sont bons pour exterminer l’adversaire.
Que les services secrets utilisent ces moyens, c’est de bonne guerre, si je puis dire, mais que des universitaires usent de procédés qu’ils connaissent très bien pour les avoir mis en évidence dans l’analyse de la répression de la dissidence par le KGB est pour le moins révoltant.
L’objectivité et l’honnête intellectuelle chez l’universitaire devraient prévaloir sur l’engagement politique et certains moyens devraient être évités au nom du simple respect d’autrui et de ses opinions.
Tout cela n’est malheureusement pas nouveau. En 1909, dans un célèbre recueil redécouvert par Soljenitsyne, des intellectuels russes, comme Berdiaev ou Frank avaient appelé l’intelligentsia à cesser de lutter par tous les moyens avec le pouvoir au nom de certaines valeurs supérieures, afin d’éventuellement coopérer avec l ‘État russe pour le bien de la Russie, et donc des Russes, pour reprendre les subtiles distinctions faites dans l’introduction du livre. Pierre Struve un autre auteur de ce recueil, passé de la lutte marxiste aux responsabilités d’un portefeuille ministériel sous Wrangel avait mis en œuvre cette révolution copernicienne dans la conscience et l’action de l’intelligentsia. De toute évidence, en dénonçant les réseaux du Kremlin en France, l’auteur de ce pamphlet n’a ni entendu, ni compris cet appel, lancé par ce que la Russie intellectuelle avait produit de meilleur.
Michel Grabar
Paris, Avril 2016