Russie Occident : une guerre de mille ans par Guy Mettan
Pour la Russie, ce n’est pas qu’une référence académique. L’Histoire n’enseigne rien, disait le grand historien russe Klioutchevsky, mais elle fait payer cher à ceux qui l’ignorent. Pour reprendre la main sur Byzance (un piège de langage déjà car on parle de Constantinople, dont Byzance n’est qu’un «quartier»), les Carolingiens ont imposé des différences doctrinales théologiques, dont le fameux «filioque», différence dogmatique fondamentale entre le catholicisme et l’orthodoxie et qui paraît une exemple parfait de «querelle byzantine» aux esprits forts d’aujourd’hui. Il s’agit de déterminer si l’Esprit Saint provient du Père seul ou du Père ET du Fils…. L’important est que cette différence a été ajoutée en catimini au «Credo», contre la volonté des Papes au début, pour s’imposer plus tard, lors du schisme de 1054. Des différences de rites ont été introduites aussi dès Charlemagne pour rompre avec l’héritière légitime de Rome.
Or, les Russes ont choisi Byzance-Constantinople, dès 988, date du baptême du Prince Vladimir à Khersonèse, en Crimée… Tout naturellement en fait, par proximité et par intérêt : économique, stratégique et dynastique (le Basileus donnait sa sœur en mariage au Grand Prince de Kiev) et on pourrait ajouter esthétique car les rites orientaux leur plaisaient plus ! S’ils avaient suivi les Polonais et les Hongrois et s’étaient soumis aux Carolingiens et aux Papes allemands, notre appréhension de la Russie aurait sans doute été différente, pense Guy Mettan. Comme elle l’était encore du temps de la reine de France Anne de Kiev.
L’ouvrage ne porte évidemment pas sur le grand schisme mais ces pages mal connues de notre Histoire commune, méritent qu’on s’y attarde. D’autant que, écrit Guy Mettan, «La confrontation religieuse n’a rien perdu de sa virulence et qu’elle continue aujourd’hui encore à imprégner les esprits des mêmes préjugés anti-orthodoxes et anti-russes qu’en 1054, même si ceux-ci se cachent derrière d’autres mots et d’autres arguments». Certains préjugés et certaines méthodes utilisés aujourd’hui, et au cours des siècles, par les russophobes occidentaux remontent à cette époque. Par exemple un faux document, dit des «donations» de l’empereur Constantin a servi à évincer Byzance de ses possessions occidentales, notamment italiennes, et à prétendre que l’Orient reconnaissait une suprématie de la papauté occidentale. Les faux furent fabriqués au IXème siècle et datés du IVème. Mais ce n’est qu’au XVème siècle qu’on a appris la falsification. Le même procédé fut employé par le cabinet noir de Louis XV, aidé de faussaires polonais et hongrois, qui fabriquèrent un faux testament de Pierre le Grand, où on prêtait à l’empereur défunt l’intention d’envahir l’Europe occidentale. Vieux fantasme ouest européen, fondé sur la terreur présente dans l’inconscient collectifdes invasions barbares de la fin de l’empire romain, des cavaliers sanguinaires d’Attila, etc., en oubliant un peu rapidement que ce sont justement les Russes qui ont empêché les tatares mongols d’envahir à nouveau l’Europe au XIIIème siècle. Le faux testament a été abondamment utilisé pendant des siècles et même jusqu’à aujourd’hui, malgré l’aveu de la supercherie au XIX ème siècle (1879) !
Mettan analyse pays par pays, les différentes variantes et motivations de la russophobie occidentale. Bien sûr la France, où a été fabriqué le faux testament de Pierre le Grand, y tient une place essentielle. C’est là que sont nés deux mythes majeurs de la russophobie, repris plus tard dans d’autres pays jusqu’à nos jours : le mythe de l’expansionnisme russe et celui du despotisme oriental, développé par Montesquieu (contrairement à Voltaire et Diderot), Guizot ou Tocqueville. Ainsi par exemple, «l’autocratie», souvent au centre des thématiques devenues russophobes à force de répétitions et de manque de discernement, n’est pas une qualification d’une dictature mais l’affirmation que le pouvoir russe n’est dû à personne, sauf à Dieu ce qui reste assez abstrait et n’est pas différent du Droit divin des rois français. Mais en tout cas, ni à un khan tatare (la Russie d’Ivan le Terrible vient de subir 300 ans d’invasions tatares), ni à un empereur byzantin, ni, encore moins, à un empereur du Saint-Empire germanique ou à un roi polonais (qui ont tenté d’établir une dynastie au Temps des troubles, juste avant l’élection de Michel Romanoff en 1613). Même les mœurs de la Cour russe, décriées par certains voyageurs français, ne sont pas très différentes de ce qui se pratiquait en France sous Louis XIV… Quant à Louis XV, dont le cabinet noir a fabriqué le fameux faux de Pierre le Grand, il souhaitait déjà (avant ses imitateurs Anglais et Américains) isoler la Russie de l’Europe occidentale. Napoléon Ier a donné un retentissement considérable et assuré la postérité de ce faux en 1812, pour justifier son invasion de la Russie. Il a commandé un ouvrage à Charles-Louis Lesur basé sur ce prétendu «testament», qui tient sur deux pages mais dont l’exégèse donne un volume de 500 pages… Les mêmes procédés sont utilisés de nos jours par la propagande quotidienne : on prend un bout de phrase d’un responsable russe, de préférence Poutine. En général; on le tire de son contexte et on épilogue pour «expliquer» le reste, sans jamais citer réellement et d’une façon cohérente le «méchant» diabolisé. C’est le cas, par exemple, avec la fameuse déclaration de Poutine sur «la disparition de l’Union soviétique, plus grand malheur du XXème siècle» qui fait passer le président russe pour un nostalgique de l’URSS qu’il voudrait reconstituer (là à nouveau le vieux mythe de l’expansionnisme). Dans cette déclaration, Poutine avait paraphrasé Churchill en disant que «ceux qui ne regrettaient pas l’Union soviétique (parmi les habitants de l’ex-URSS) n’avaient pas de coeur mais que ceux qui souhaiteraient la rétablir, n’avaient pas de tête». Malheureusement, même un intellectuel « expert » de la réalité russe et orthodoxe comme le critique littéraire-philosophe Michel Eltchaninoff proclame sur les plateaux télé et radio, que «Poutine veut rétablir l’URSS». Il se fonde sur une citation tronquée et déformée d’un discours du président prononcé en Crimée, lors de la réunification en 2014 (cf. le dossier complet sur www.Eurasie express).
En 1815, après la défaite napoléonienne, la Russie a sauvé la France contre la volonté des Anglais et des alliés de la dépecer. Les cosaques campaient sur les Champs-Elysées, sans se venger des destructions et des morts, victimes de la campagne de Russie. Alexandre Ier a tenu à préserver la France et a interdit tout débordement à ses troupes. Etrange conduite pour des «barbares asiatiques sanguinaires» ! Peut-être est-ce une des raisons du succès, à la fin du même siècle, de l’Alliancefranco-russe et du courant russophile qui existe en France dans l’opinion et les milieux cultivés. Malgré la forte russophobie entretenue chez une partie des intellectuels parisiens, de la presse et de certains politiques. Mais l’après-Waterloo est justement le moment où l’Agleterre, inquiète de la puissance russe, capable de lui imposer le maintien de la France, sa rivale héréditaire, et préoccupée de la concurrence potentielle pour la partie asiatique de son empire, va adopter le faux testament et sa thématique pour alimenter une russophobie «quasi paranoïaque», écrit Mettan. La continuité de ce succès est assurée par les héritiers de la politique impériale britannique, les Etats-unis dont la communication anti-russe est fondée sur des déclinaisons des thèmes du faux testament. Le second apport français à la russophobie est le livre du baron Astolphe de Custine sur la Russie en 1839. Bien écrit, le livre se présente comme un récit de voyage mais il est fondé en fait sur toute la littérature russophobe antérieure, y compris celle de l’opposition russe de l’époque, notamment Alexandre Herzen. Toutes les remarques et interprétations sont systèmatiquement hostiles à la Russie et aux Russes, sans jamais se référer à ce qui pouvait exister à la même époque dans les autres pays, y compris en Europe et aux Etats-unis. Le servage, abondamment dénoncé à juste titre par le baron qui voit un «peuple esclave» est sous sa plume un phénomène unique, alors qu’il est encore présent aux USA où il ne sera aboli qu’après la guerre de sécession, c’est à dire dans la même décennie qu’en Russie (1861)… Sans parler d’autres régions du monde. Le livre de Custine, texte essentiel pendant la Guerre froide, est constamment réédité encore aujourd’hui. Zbigniew Brzezinski, théoricien américain (cf. le Grand échiquier) d’un démantelement de la Russie, promeut le livre ainsi que ses partisans, en le présentant comme «actuel» afin de l’utiliser dans la guerre de l’information. Cette guerre de l’information, le «soft power» pour la préparation des opinions publiques aux fins d’opérations extérieures, est une des causes de la russophobie hystérique qui s’est créée en GrandeBretagne après 1815 et qui est alimentée aujourd’hui aux Etats-unis, selon des chercheurs anglosaxons du XIXème siècle et des écrivains américains d’aujourd’hui cités par Mettan.
Les jeux politiques intérieurs du bipartisme britannique jusqu’au début du XXème siècle et ceux du bipartisme américain aujourd’hui, qui trouvent dans «l’ours russe» des justifications commodes pour toutes sortes de justifications, auraient joué autant que la rivalité impériale, apparue après la défaite napoléonnienne entre les couronnes russes et britanniques. Cette rivalité, concentrée essentiellement au Proche et Moyen orient et dans les Balkans au XIXème siècle avec la Grande-Bretagne et aujourd’hui avec les Etats-unis est pour le moins paradoxale. Car jusqu’en 1815, les relations russobritanniques étaient bonnes (si l’on excepte la prise de la forteresse d’Ochakov aux Turcs par Catherine II). De plus, les trois fois où la Russie a joué un rôle fondamental et salvateur du point de vue britannique : les guerres napoléoniennes, la Ière et la IIème guerre mondiale, l’Angleterre a été dans le camp des vainqueurs grâce à son alliance avec la Russie. La seule guerre qui les ait opposés est celle de Crimée, qui fut très sanguinaire mais dont l’issue n’a pas été déterminante et où l’anglomanie de Napoléon III a entrainé la France, contre ses intérêts. Là aussi, on peut percevoir une certaine actualité. Guy Mettan ajoute à ces explications de la russophobie exacerbée des anglosaxons, britanniques hier et américains aujourd’hui, la confrontation directe des deux empires, restés seuls en piste, une première fois après la défaite française et une seconde après celle de l’Allemagne en 1945. Quant au paradoxe de la poursuite de cette russophobie après l’effondrement de l’URSS, alors que la Russie s’est rangée aux lois du marché et du libéralisme économique et qu’elle ne présente plus de danger, Mettan la voit comme la loi naturelle du pouvoir unique qui n’a plus de contre-pouvoirs (le droit international est peu crédible et la puissance dominante le remanie à sa guise) et qui ne tolère plus de simple objection à ses décisions et intérêts. Chez les Allemands, la russophobie est partie plus tard , à la fin du XIX ème siècle, après le rétablissement du IIème Reich par Bismark. Là aussi assez paradoxalement, puisque les relations entre la Prusse et la Russie étaient plutôt bonnes, à une guerre près, et que les familles des monarques russes, allemands et autrichiens étaient très liées. Catherine II étant allemande et la dernière impératrice Alexandra étant de Hesse. Malheureusement, cette russophobie tardive s’est rattrappée et a été la plus sanguinaire de toutes. Les nazis considéraient les Russes et les slaves de l’est en général comme des sous-hommes au même tire que les juifs, les Tziganes ou les noirs. Cet aspect du racisme nazi est souvent oublié aujourd’hui dans nos contrées. Mais l’origine de la russophobie allemande tient à autre chose au départ, même si son aboutissement nazi en est partiellement une conséquence, en raison de ses aspects philosophiques et idéologiques.
En même temps qu’il rétablissait le Saint Empire germanique avec le IIème Reich à la suite de la défaite de la France de Napoléon III, Bismark, qui avait battu l’Autriche pour l’empêcher de revendiquer l’empire, créait une puissance démographique et économique considérable coincée au centre de l’Europe. Les autres puissances européennes avaient leurs colonies. L’Allemagne s’est tournée vers le «Lebensraum» russe, l’espace vital. La justification idéologique a été fournie par les philosophes et le romantisme allemand du XIX ème siècle. La supériorité de la «germanité» sur la «barbarie slave» a été affirmée et pouvait tout justifier. La motivation de la 1ère guerre mondiale était justifiée par la rivalité avec l’Autriche dans les Balkans et la croissance rapide de l’économie russe et son industrialisation en 1913. Il fallait agir vite avant que la Russie ne devienne une rivale économique et politique en Europe. Par la suite, la russophobie allemande s’est alimentée de l’anti-soviétisme et des révolutions ratées en Allemagne, ainsi que du totalitariusme en RDA. Bien sûr, le soft power anglosaxon est là aussi particulièrement vigilant aujourd’hui car pour les Etats-unis, un rapprochement entre l’Allemagne et la Russie (l’industrie allemande et les matières premières russes) est considéré comme le plus des dangers pour le pouvoir de l’empire (cf. sur you tube l’intervention à Chicago en 2015 de George Friedmann de Stratfor https://www.youtube.com/watch? v=emCEfEYom4A) . La russophobie américaine, aujourd’hui motrice est pour Mettan «une synthèse dynamique de la russophobie démocratique libérale française et des russophobies impérialistes anglaise et allemande. … Historiquement, la russophobie américaine n’apparait qu’après 1945 et se déchainera pendant toute la guerre froide, du brutal maccarthysme des années 1950 jusqu’aux thèses très élaborées de la lutte anti-totalitaire des années 1980 et à leur recyclage dans la lutte anti-Poutine à partir des années 2000». Guy Mettan relève que «la lutte contre le communisme ne fut pas la cause mais bien une conséquence de la Guerre froide» et il en veut pour preuve que contre l’Allemagne nazie, les USA n’ont pas hésité à s’allier avec Staline et qu’aujourd’hui ils relancent la Guerre froide avec tous ses procédés contre Poutine, alors que le communisme a disparu depuis deux décennies.
L’auteur n’omet évidemment pas d’analyser le principal théoricien polono-américain de la russophobie, Zbigniew Brzezinski qui préconise depuis la présidence de Jimmy Carter un démantélement de l’URSS et aujourd’hui de la Russie. Son argumentaton publique, mais peu crédible, est qu’un si grand pays est ingouvernable «démocratiquement». Mais les dictatures favorables et dépendates ont rarement gêné Washington. En revanche, la conviction parfois affirmée dans les cénacles étasuniens qu’il est «injuste» que des «barbares asiatiques» comme les Russes puissent disposer d’autant de matières premières, alors qu’elles seraient bien mieux utilisées par de grands groupes américains. Avec des partenaires comme Khodorkovsky, qui voulait vendre une bonne partie du pétrole russe à Exxon Mobil et Chevron, le projet américain commençait à prendre forme… La volonté étasunienne de maintenir la domination militaire sur les mers explique l’affaire des Mistral de 2015, si désastreuse pour la construction navale, la crédibilité commerciale et le budget français. Et le projet de séparer pour longtemps l’Europe occidentale de la Russie explique la relance de la guerre froide dans les médias occidentaux. C’est une préparation sur le terrain d’une tentative de reconstitution du vieux rêve polonais du «royaume des deux mers», joignant la mer Baltique et la mer Noire. Ce royaume englobe les pays baltes, l’Ukraine, une partie de la Moldavie et de la Roumanie, autour de la Pologne (cf. les prévisions de Stratfor pour la décennie à venir 2015-2025). Mettan ajoute encore un glossaire savoureux de la novlangue russophobe pratiquée par la plupart de nos médias aujourd’hui. Son ouvrage est fondamental pour ceux qui sont attachés à une compréhension historique des choses et essentiellement pour les Européens, dont l’intérêt historique, culturel et économique est évidemment de jouer le continent tout entier, Russie et Ukraine comprises, pour préserver la place des acquits européens dans le monde et un minimum de souveraineté pour les Etats d’Europe qui sont jusqu’à présent la seule structure où peut s’exercer une citoyenneté politique démocratique.
Guy Mettan : Russie Occident : une guerre de mille ans éd. Les Syrtes prix 20 Euros
Un Ouvrage fondamental sur le Grand échiquier d’aujourd’hui Par Dimitri de Kochko