une dimension raciale dans la russophobie….

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  • mardi avril 23, 2019
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une dimension raciale dans la russophobie….

Déconstruire la russophobie

Par Catherine Brown
Arrêt sur info — 12 juillet 2016

«La russophobie est faite d’ignorance, d’absence de scepticisme et de raisonnement, d’orgueil, d’hypocrisie, de condescendance et de grossièreté, au service du complexe militaro-industriel et de l’OTAN.» – Catherine Brown

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Imaginez que Vladimir Poutine ne soit pas un autocrate meurtrier, ni un kleptocrate qui a passé ses quatorze ans au pouvoir à profiter de son passé au KGB et faire régresser la Russie vers l’autocratie communiste, l’anti-libéralisme et l’expansionnisme. Imaginez qu’au lieu de cela, il soit l’un des plus grands dirigeants qu’ait eu la Russie, dont les politiques ont aidé à l’élévation massive des niveaux de vie et de l’espérance de vie, au rétablissement de la fierté nationale et au respect de l’État de droit. Un dirigeant qui s’est attaqué judicieusement aux kleptocrates et aux gangsters, dont la politique étrangère a été dans l’ensemble réaliste, diplomate et favorable à la paix, qui a présidé un pays dont le bilan en termes de droits humains est nettement meilleur que celui des États-Unis et où les droits civils font des progrès, et qui mérite bien le soutien permanent de 65 % – actuellement 83 %, en relation avec l’Ukraine – de la population qu’il gouverne.

Je crois comprendre que la réalité est plus proche du second scénario que du premier – et je ferai remarquer que je le dis en tant que personne qui n’a pas de liens ethniques, financiers, professionnels ou politiques avec la Russie, quels qu’ils soient. Il s’ensuit que je ne suis pas une spécialiste de la Russie – mais je n’ai pas, par ailleurs, de parti pris. Je suis une observatrice amicale et distanciée de ce pays.

Permettez-moi de commencer par expliquer l’histoire de mon lien avec la Russie. Lorsque j’étais adolescente, mon école quelque peu timide et sans imagination a décidé de manière inhabituelle d’organiser un voyage dans un endroit aussi loufoque que la Russie, où, à ce qu’il semblait, des changements politiques considérables étaient en cours. Du coup, je me suis rendue en Union soviétique pendant le dernier mois de son existence, alors que j’avais moi-même aussi peu d’idée de ce qu’était l’Union soviétique, que de ce qui était censé la remplacer.

Quelques années plus tard, pendant l’année qu’on appelle sabbatique qui précède l’université, je me suis retrouvée à vivre à Ruse, en Bulgarie, sur la rive sud du Danube. J’y apprenais un peu de bulgare, et je me disais par devers moi, que si jamais j’apprenais une langue slave, elle me permettrait de parler avec des centaines de millions de gens et pas seulement avec sept millions de locuteurs. Après un diplôme d’anglais, j’ai opéré un mouvement en diagonale vers un master d’études russes et post-soviétiques à la London School of Economics, où il était tout à fait clair que les plus fins kremlinologues de Grande-Bretagne avaient une très faible idée de si ou quand l’Union soviétique allait finir, et qui étaient consternés – les nostalgiques du tsarisme comme du soviétisme – par ce qui se passait dans le pays à ce moment-là. Le pire moment était déjà passé lorsque je me suis rendue à Moscou, en 2002, pour améliorer mon russe livresque et pour enseigner l’anglais. Je suis devenue, entre autres, spécialiste de littérature comparée anglo-russe, et je me suis rendue dans le pays au moins chaque année depuis lors.

Du capitalisme sauvage à une nouvelle normalité

Le Moscou de 1991 dont je me souviens était fébrile, presque en panique, mais pas tout à fait, et grouillant de pauvres. Le Moscou de 2002 dont je me souviens peut être le mieux résumé par le mot grossier. Bien plus sûr qu’à Londres – j’ai souvent utilisé des voitures privées comme taxi, seule, la nuit – il y avait aussi plusieurs manières évidentes de mourir qui faisaient défaut à Londres. Plaques d’égouts ouvertes, glissades ivre dans la neige, échange de tirs. C’était le capitalisme «est-ce qu’on se connaît ?» – le capitalisme sauvage, qui ne prenait vraiment pas de gants. Des vétérans d’Afghanistan cul-de-jatte – littéralement – se propulsant sur la neige, balançant leur torse sur des planches à roulettes de fortune. Des familles chantant pour leur souper. Des violonistes d’une qualité de concertistes faisant la manche. Des gymnastes professionnels se déshabillant dans des night clubs. Des boutiques de maquillage où des marques occidentales étaient vendues à ce que je pris d’abord pour des prix en roubles, mais qui étaient en fait, illégalement, des prix en dollars américains énormément gonflés. Mon employeur dans une école anglaise privée ne payait pas d’impôts, sur la base du fait qu’il ne pouvait pas à la fois le faire et être solvable. On traversait la rue pour éviter la police – à la fois parce que nos propres affaires recelaient immanquablement une illégalité quelconque et parce que les policiers étaient sous-payés et vivaient sur les pots-de-vin.

Lors d’un séjour un an plus tard, la situation était un peu meilleure. La misère la plus frappante ne se voyait plus. Un an plus tard, encore mieux. Et cela a été le schéma constant lors de tous mes séjours depuis lors. Le capitalisme a de nouveau remis des gants. Les établissements publics sont en bien meilleur état. Rien n’est vendu en dollars et les marques occidentales ont des rivales russes. Une structure fiscale intelligente fait que les entreprises et les salariés peuvent payer leurs impôts et le font. On ne voit pas de gens ivres en public. Les femmes moscovites n’exagèrent plus leur féminité d’une manière qui atteste leur insécurité financière et constitue une imitation acharnée d’un Occident imaginé comme pornographique. Et le plus rassurant de tout, pour les Occidentaux habitués à cette coutume, les gens ont commencé à sourire. Même les cas les plus difficiles – les babouchkas gardant les salles des musées, et les garde-frontière au contrôle des passeports – vous rendront un sourire. L’an dernier, pour la première fois, j’ai senti que la Russie était dans une nouvelle phase – la phase post-post-soviétique, dans laquelle les gens ont cessé d’attendre que la normalité se rétablisse, ou de désirer vivre dans un pays normal. Une nouvelle normalité et un nouvel optimisme sont apparus.

Mon endroit pour prendre le pouls du pays était en général Moscou – dans une moindre mesure Saint-Pétersbourg, Nijni-Novgorod et Perm – mais d’après ce que j’entends dire du reste du pays, l’amélioration a été, quoique plus lente, répandue et stable aussi.

Bon, cette période de rapport avec la Russie a coïncidé avec la période de Poutine au pouvoir. C’est une des caractéristiques du traitement de la Russie par les médias occidentaux qu’ils réduisent le pays à Poutine, l’une de leurs hypothèses étant qu’il contrôle celui-ci de plus en plus autocratiquement. Je conteste cette hypothèse ; mais je ne doute absolument pas que Poutine ait eu une influence décisive sur la politique russe au cours de ce siècle. Pour cette raison, ma cible dans ce billet n’est pas seulement la russophobie, mais la poutinophobie, et je considère que ces préjugés sont liés : ici, je parle d’une phobie au sens d’un préjugé négatif.

Ce qui m’a poussée à écrire ce billet est mon impression que la Russie que j’ai appris à connaître, et la Russie que je vois décrite dans les médias grand public, et notamment britanniques, divergent de plus en plus. Alors que la Russie, selon mon expérience, a amélioré à peu près tous les indicateurs auxquels je peux penser, son image dans la presse occidentale s’est détériorée. Bon, il y a des tas de façons d’améliorer le niveau de vie dans un régime autocratique avec un bellicisme international croissant – on pense à Hitler. Mais je crois qu’une telle combinaison ne concerne pas le cas de Poutine.

Je conclurai cette introduction avec une anecdote. Ce mois d’avril, je me suis rendue au British Council à Moscou, où j’ai parlé à deux de ses jeunes employés russes. On s’attend à ce que ces gens soient largement orientés sur l’Occident et anglophiles. Une partie de leur travail consistait à analyser la couverture de la Russie par la presse et, tant qu’ils ont eu la fausse impression que j’étais une journaliste de la BBC, ils ont été prudents à propos de l’hostilité. Lorsque j’ai clarifié ma position d’universitaire, sceptique sur la couverture britannique de la Russie, ils ont éclaté en grands sourires et m’ont fait part de leur démoralisation à lire cette presse et à la surveiller. Je ne connais pas de Russe connaissant peu ou prou la représentation de la Russie en Grande-Bretagne qui ne soit pas fortement critique. Moi aussi, elle me déprime, en particulier parce que je pense que c’est dégradant intellectuellement et moralement, et dangereusement contre-productif.

Exagération, euphémisme, invention, abus de langage

Dans la suite de ce billet, je n’opposerai pas simplement les affirmations britanniques et américaines dominantes aux miennes. Ce que j’essaierai de faire est de décrire quelques-unes des manières dont est construite ce que je considère comme une image fausse, et les facteurs favorisant la survie de cette image – dans l’espoir que si ma description de ces processus sonne vrai, elle pourrait désormais influencer vos réponses aux représentants des médias. Enfin, je considérerai les effets pratiques de l’image de la Russie diffusée par les médias.

Les moyens de construction de cette image fausse sont les suspects habituels dans les cas de partialité : distorsion des faits par exagération, euphémisme et invention ; déductions fausses ; application contradictoire de normes ; et abus de langage.

Pour commencer, une exagération : l’argument que Poutine exerce un contrôle croissant sur les médias est souvent très exagéré. Beaucoup de chaînes de télévision sont publiques, mais certaines des chaînes appartenant à l’État, comme RIA Novosti, critiquent Poutine, tout comme de nombreuses radios et des journaux. Poutine est beaucoup plus critiqué dans toute la presse russe que Cameron dans la presse britannique. Bon, ce n’est pas exactement comparable, puisqu’il devrait théoriquement y avoir plus de raisons de critiquer Poutine – mais c’est néanmoins un fait incompatible avec une partie de l’image de la Russie telle qu’elle est souvent présentée. L’internet y est plus libre qu’il ne l’est en Grande-Bretagne – une raison pour laquelle le piratage intellectuel en ligne est monnaie courante – et beaucoup de Russes tirent leurs informations de l’internet. Le contrôle du gouvernement sur les médias ne peut par conséquent pas être invoqué comme une raison significative des taux de popularité constamment élevés de Poutine.

Les manifestations contre lui, d’autre part, reçoivent une couverture hors de proportion avec leur dimension – même surestimée – malgré le fait que de grandes manifestations pacifiques indiquent que le droit de manifester existe. Les manifestations à Moscou après les élections présidentielles de mars 2012 en sont un bon exemple. La couverture de telles manifestations a aussi sous-estimé leur composante politique majeure – les communistes. Le soutien au parti communiste se monte à 20%, il est stable, ce qui fait de lui le plus important parti d’opposition. Les médias britanniques, cependant, se focalisent massivement sur l’opposition libérale. C’est compréhensible, vu que c’est la tendance qu’ils soutiennent, mais cela donne aussi la fausse impression que l’opposition libérale est en fait la principale aujourd’hui. Des vidéos des manifestations où prédominaient les drapeaux du parti communiste contredisaient le commentaire britannique qui les accompagnait.

Cette exagération de la taille et de l’importance des manifestations et de leur composante libérale est clairement le produit de la pensée magique – mais si quelqu’un est vraiment intéressé à voir Poutine remplacé par un libéral, ce n’est pas utile, même pour lui, de surestimer l’importance actuelle de l’opposition. On devrait plutôt assumer le fait que les partis libéraux ont rassemblé, tous votes confondus, seulement 5% des voix et ensuite essayer de découvrir ce qui est faux dans le message de ces partis ou de ces dirigeants et/ou ce qui ne colle pas avec la capacité des électeurs de percevoir l’attrait de leur message.

Mais l’omission la plus importante dans l’information sur la Russie concerne les améliorations des indicateurs démographiques, le niveau de vie, la richesse nationale et la primauté de l’État de droit dont je parlais. Pendant les douze premières années de Poutine au pouvoir, le PIB a augmenté d’environ 850 %. Le pays est maintenant largement désendetté, avec une grande quantité de réserves de change. Grâce à la politique de Poutine, les revenus du pétrole sont aujourd’hui au service de l’économie nationale. La mortalité a fortement diminué et le taux de natalité a augmenté.

Ensuite il y a des inventions ou des spéculations présentées comme des faits.

La fortune personnelle de Poutine en est un bon exemple. Elle a fait l’objet d’estimations extraordinairement élevées dans Forbes et Bloomberg, y compris qu’il est au neuvième rang des hommes les plus riches au monde, ou en fait le plus riche. Ces théories ont tiré la plus grande partie de leur vigueur des affirmations de deux hommes, l’analyste Stanislav Belkovsky, cousin de Berezovsky, et le politicien libéral Boris Nemtsov. Ils affirment que Poutine possède secrètement une grande partie ou la totalité de Gazprom et des entreprises d’énergie qui lui sont liées comme Gunvor. En fait, lorsque The Economist a publié des allégations sur la propriété de Gunvor par Poutine en 2008, il a été poursuivi et forcé de faire paraître un rectificatif. Il y a probablement très peu de gens dans le monde qui connaissent la taille et la forme précise de la richesse de Poutine : lui-même, et un ou deux autres. Je me contenterai d’observer, d’abord, que des affirmations précises n’ont pas été prouvées ; ensuite que des spéculations ne devraient pas être présentées comme des faits confirmés ; et enfin que rien de ce que nous connaissons de l’histoire de Poutine, sa fierté et son caractère de bourreau de travail, ne suggère une personne fortement attirée par les choses que l’argent peut acheter ; il n’est pas un Goering sybarite.

D’autres affirmations sur la corruption en Russie sont de toute évidence absurdes. Certaines, dénonçant la corruption aux Jeux olympiques de Sotchi signifieraient, si elles sont vraies, que plus d’argent a été dilapidé en corruption que le PIB total du pays.

Qui critique Poutine est forcément innocent

La crédulité accordée aux affirmations des critiques de Poutine en vertu du fait qu’elles sont émises, précisément, par des critiques de Poutine, m’amène à une inférence inductive qu’on trouve communément dans le traitement médiatique de Poutine : que l’ennemi de mon ennemi est mon ami. Lorsqu’elle est combinée avec l’hypothèse que le gouvernement interfère dans l’application de la loi en Russie, cela a pour résultat que lorsque quelqu’un est accusé d’un crime en Russie et émet des critiques sur Poutine, il met efficacement de son côté, en protestant de son innocence, la majorité des médias britanniques.

Autrement dit, non seulement l’ennemi de mon ennemi est mon ami, et non seulement celui qui critique Poutine est donc mon ami, mais celui qui critique Poutine est innocent – pas seulement innocent négativement du crime dont il est accusé, mais positivement innocent et bon, puisqu’en s’opposant à un tyran il est un dissident, et donc le même genre de personnes que saint Soljenitsyne ou Sakharov. En fait, un prisonnier avec des opinions politiques, ce n’est pas la même chose qu’un prisonnier politique.

Il est vrai que le système juridique russe est moins équitable que le système britannique et manque de plusieurs de ses caractéristiques importantes tant dans le droit pénal que civil – par exemple le principe de la divulgation de la preuve adverse. Le système est jeune, il a été créé pour le nouveau système capitaliste à la fin du communisme. Bon nombre des avocats et des juges sont par conséquent encore relativement jeunes et inexpérimentés, et respectent d’un peu trop près la lettre de la loi. La défense n’est pas encore une profession aussi bien établie que l’accusation, et cela se voit. Ces facteurs influent sur l’équité de tous les procès dans le pays.

Mais il faut immédiatement ajouter deux choses. Premièrement, que la situation s’améliore progressivement. Poutine n’a pas détruit l’indépendance du pouvoir judiciaire ; avant lui, ce dernier existait à peine, et il est peu à peu reconstruit. Deuxièmement, il y a très peu de preuves à l’appui de l’affirmation que tous les procès des critiques de Poutine sont injustes selon les critères du système existant.

Dans les années 1990, une grande partie de la richesse de la Russie est devenue, par la corruption et souvent par la violence, la propriété privée de quelques-uns de ceux qu’on appelle les oligarques. Lorsque Poutine est devenu président, il leur a fait une offre qui représentait très probablement le mélange optimum de pragmatisme, d’avant-gardisme et de justice. Ils pouvaient soit rembourser une partie de leurs impayés d’impôts, investir une partie de leur richesse dans leurs régions et s’abstenir d’utiliser leur fortune pour gagner du pouvoir politique – soit être poursuivis pour les crimes commis par le passé. Certains, comme Abramovich, ont accepté le compromis offert et ont prospéré. D’autres, comme Khodorkovsky, ont refusé. Son procès pour évasion fiscale a été largement critiqué à l’Ouest comme politique et inéquitable. Mais il a été très peu rapporté que le 25 juillet 2013, la Cour européenne des droits de l’homme (à laquelle la Russie est soumise en tant que membre du Conseil de l’Europe) a conclu que le procès n’était pas motivé politiquement, que Khodorkovsky était coupable des faits reprochés et qu’il avait été condamné de façon appropriée (bien que la Cour ait trouvé certaines irrégularités de procédure dans son traitement, pour lesquelles elle a ordonné de verser des dommages et intérêts).

Dans d’autres cas, comme ceux des Pussy Riot et du potentiel candidat à la présidence Alexei Navalny (dont les appels à la Cour européenne des droits de l’homme doivent encore être entendus), les accusés ont été déclarés coupables de crimes relevant de la loi russe, sur la base d’une preuve solide, et ont fait l’objet de peines qui, non seulement cadraient bien avec les diverses peines prévues pour le crime concerné, mais ressemblaient à des peines que les mêmes crimes auraient infligées s’ils avaient été commis en Grande-Bretagne. En Grande-Bretagne, Pussy Riot aurait été inculpé, en vertu de la Loi de 1986 sur l’ordre public, pour des infractions pour lesquelles la peine maximum est de deux ans d’emprisonnement (ce que les Pussy Riot ont subi). Navalny aurait été accusé, en vertu de la Loi de 1968 sur le vol, d’infractions pour lesquelles la peine maximum est de six ans (Navalny a été condamné à cinq ans). À certains égards, l’application de la loi russe est plus clémente que la loi britannique. Avant leur prière punk dans la Cathédrale du Christ-Sauveur, les membres de Pussy Riot s’étaient livrées à des actes sexuels en public dans un musée et avaient jeté des chats vivants sur des ouvriers dans un restaurant McDonalds. En Grande-Bretagne, ces actes auraient pu entraîner des peines d’au moins deux ans de prison, alors qu’en Russie ils n’ont pas du tout été poursuivis. Une des raisons pour lesquelles les Pussy Riot ont été poursuivies pour leur prière punk,était qu’elles ont interrompu et parodié la célébration d’un acte religieux, ce qui est spécifiquement interdit par la loi russe (comme par la loi britannique), et ce qui est tout à fait compréhensible dans un pays qui a historiquement connu la persécution religieuse.

Enfin, critiquer la condamnation, pour des charges criminelles fondées, de ceux qui se sont opposés à Poutine revient à demander que quiconque s’oppose à lui soit au-dessus des lois pour cette seule raison. La critique devrait plutôt demander que les alliés les plus proches de Poutine (comme l’ancien ministre de la Défense Serdioukov, dont le procès pour fraude a été beaucoup retardé), s’ils sont soupçonnés d’activités criminelles, ne soient pas au-dessus des lois. Faire le contraire équivaut à soutenir que l’État de droit en Russie doit être affaibli. En effet, cela dit implicitement que Poutine devrait empêcher la justice de suivre son cours dans le cas de quelqu’un qui le critique, ce qui équivaut à appeler à une ingérence politique dans la loi, ce qui est précisément ce qui a été ostensiblement critiqué. S’il est clair que tous les oligarques n’ont pas été traités à égalité, la réponse adéquate est de demander que tous soient comptables de leurs crimes, et non aucun d’entre eux.

Cela vaut la peine d’ajouter que soutenir quelqu’un, aussi criminel puant soit-il, à condition qu’il s’oppose publiquement à Poutine, fait de nous leurs idiots utiles et nous fait apparaître comme idiots aux yeux de beaucoup de Russes, qui ne peuvent comprendre sur quelle base, hormis l’hostilité politique, une personne comme Boris Berezovsky a obtenu l’asile en Grande-Bretagne, plutôt que d’être extradé pour être jugé en Russie pour ses crimes.

Sur le plan international, on remarque quelque chose relevant de la même dynamique de soutien à l’ennemi de l’ennemi. L’OTAN est hostile à la Russie, par conséquent, pour certains, c’est une raison pour soutenir l’OTAN. Mais sur quelles bases l’OTAN et la Russie sont-elles en désaccord ? Premièrement, la Russie s’est opposée, soit faiblement soit fortement, aux interventions de l’OTAN en Yougoslavie, en Afghanistan, en Irak et en Libye. Ce qui était juste dépend de votre position à l’égard de ces interventions, mais si on désire plus la paix que la guerre – alors on devrait juger que la Russie a mieux agi que l’OTAN.

Deuxièmement, l’OTAN s’est comportée avec une hostilité plus grande à l’égard de la Russie, que la Russie à son égard. En 1990, l’Union européenne et l’OTAN ont promis à la Russie qu’elles ne s’étendraient pas à l’Est. Elles n’ont cessé de le faire depuis lors. En réponse, la Russie n’a presque rien fait. Elle a toutefois protesté bruyamment et de manière compréhensible contre le déploiement prévu des intercepteurs de missiles balistiques étasuniens en Pologne et en Roumanie. Les États-Unis ne toléreraient certainement pas que la Russie installe de tels systèmes à Cuba ou au Venezuela.

Toujours les doubles standards

Cela nous amène à une application incohérente des normes. Le gouvernement russe est presque invariablement interprété à la pire lumière possible, tout en étant tenu à des normes plus élevées que les autres pays.

Prenons la loi récente, et controversée, sur l’homosexualité. Le bon point dont le gouvernement russe a anormalement et brièvement bénéficié aux yeux des soutiens d’Edward Snowden, lorsque celui-ci a obtenu l’asile en Russie, a été rapidement perdu dans la campagne américaine centrée sur la loi gay, qui a commencé immédiatement après. La loi qui fait de la présentation de l’homosexualité sous un jour positif aux mineurs une infraction administrative[délit mineur] est une mauvaise loi, parce qu’elle fait un délit mineur de quelque chose qui a été à peine pratiqué et qui ne devrait pas être interdit. Elle interdit explicitement la propagande pédophile homosexuelle, sans faire aucune mention de la propagande pédophile hétérosexuelle. Cependant, en Russie, l’homosexualité privée et publique est aussi légale que l’hétérosexualité – il y a pourtant eu un soutien minime au boycott du Qatar, par exemple, prévu pour recevoir la Coupe du monde de football, qui a une loi anti-gay beaucoup plus répressive. En outre, plusieurs États américains ont une législation anti-gay beaucoup plus stricte que ce qui existe en Russie, mais personne n’a proposé aucun boycott d’aucune sorte de l’Amérique sur cette base. Les barmen pro-gay américains n’ont pas déversé de whisky écossais dans les égouts entre 1988 et 2003 pour protester contre la loi très semblable (Section 28 de la Loi sur les gouvernements locaux) alors en vigueur en Grande-Bretagne. Il semble clair que la campagne contre la loi russe sur l’homosexualité a fleuri à cause de la russophobie – le phénomène que je suis en train de décrire. Vous vous souvenez peut-être que pendant qu’elle couvrait les Jeux olympiques de Sotchi, Claire Balding était cordialement sensible aux installations impressionnantes et au soutien chaleureux des Russes locaux. Elle était assise à côté du correspondant en Russie de la BBC Daniel Sandford, qui pouvait intervenir souvent – plutôt à la manière d’un commissaire soviétique – avec des commentaires du style : «Ah, mais nous ne devons jamais oublier que c’est le pays où parler de manière positive de l’homosexualité est une infraction administrative.»

Je ne dis pas qu’une quantité d’installations impressionnantes et de gens du cru chaleureux devraient justifier des violations flagrantes des droits humains – mais ce n’est tout simplement pas la réalité de la loi russe sur l’homosexualité. Le militant gay russe, Nikolai Alexeyev, est devenu de plus en plus affligé par la manière dont la campagne, basée aux États-Unis, contre la loi sur l’homosexualité était utilisée comme un instrument de russophobie. Le 17 août 2013, il a tweeté : «Tous les médias occidentaux veulent m’entendre dire que la Russie est de la merde et je ne veux pas participer à cette hypocrisie. Donc toutes les interviews, c’est terminé !» Pour cette réaction, lui, un brave militant contre la loi sur l’homosexualité, a été injustement accusé d’être un larbin de Poutine – et un fossé s’est ouvert entre les militants pro-gay russophobes et les militants gay russes, dont le travail est effectivement de faire changer les opinions sur le terrain.

 

Il en va des droits humains en général comme des droits des homosexuels. La Russie est tenue à des normes plus élevées que des pays comme le Bahreïn et la Chine, mais aussi les États-Unis. Sur la base de la couverture médiatique occidentale, on pourrait penser que la situation des droits humains en Russie est pire que celle des États-Unis, et au moins aussi mauvaise que celle de la Chine – ces deux idées sont grotesques.
Comparons la Russie et les États-Unis (la Chine étant évidemment bien pire que ces deux pays). Les États-Unis comptent environ 730 prisonniers pour 100 000 habitants, la Russie 598. Les États-Unis appliquent la peine de mort, exécutent des mineurs et donnent à leur président le pouvoir d’enlever, de torturer et de tuer des citoyens américains et étrangers sans procès. Les Russes ne font rien de tout ça. Le gouvernement des États-Unis a significativement restreint les libertés civiles des Américains avec le Patriot Act, il espionne largement les activités de presse de ses propres citoyens et de ceux d’autres pays, et détient des centaines de personnes sans jugement dans un réseau international de prisons secrètes. Les libertés civiles des Russes sont actuellement plus fortement protégées par la loi que celles des Américains : il n’y a aucune preuve ou indication que la Russie enlève des individus à l’étranger ou délocalise la torture, ni qu’elle gère un camp de torture ressemblant à Guantánamo Bay, ni que l’espionnage des citoyens russes par le FSB atteigne les dimensions de l’espionnage par la NSA des Américains, sans parler des étrangers. À cet égard – l’étendue de l’espionnage sur leurs propres citoyens – la Russie et les États-Unis ont échangé leur place depuis la fin de l’Union soviétique.

Alors que la tendance du droit étasunien au cours des quinze dernières années a été de réduire les libertés civiles, en Russie la culture juridique devient progressivement plus humaine et plus libérale. La Russie fait des procès, dans des délais raisonnables, à des personnes soupçonnées de terrorisme islamiste qu’elle a capturé et ne leur refuse pas l’habeas corpus. La culture populaire américaine (y compris des films comme Zero Dark Thirty) reconnaît que l’Amérique a pratiqué la torture et suggère que c’était peut-être justifié d’agir ainsi. La culture populaire de la Russie ne cautionne pas la pratique de la torture. Le contraste dans le traitement, par les Occidentaux, de la Russie et des États-Unis, par rapport aux droits humains, est devenu clair lorsque Amnesty International a lancé en 2012 une campagne prioritaire en soutien aux Pussy Riot, dont elle avait qualifié les membres de prisonnières d’opinion, sans organiser une campagne de soutien en faveur de Bradley – aujourd’hui Chelsea – Manning, qu’elle ne qualifiait pas (et ne qualifie toujours pas) de prisonnier d’opinion. Les membres des Pussy Riot avaient été condamnés à deux ans de prison, comme je l’ai dit, pour le délit commis. À cette époque, Bradley était soumis à des traitements cruels, inhumains et dégradants, avant d’être jugé pour un délit quelconque. Cela a conféré une apparence déplorable de partialité politique aux décisions d’Amnesty, impliquant que l’organisation considérait les traitements humains et légaux infligés aux critiques de Poutine comme une violation plus urgente et flagrante des droits humains, que la torture avant jugement d’un dénonciateur de la torture américaine.

Sur la question des doubles standards, examinons aussi les conseils que donne l’Amérique à la Russie. Pendant les manifestations sur la place Maïdan à Kiev, vous vous souvenez peut-être de Kerry exhortant Ianoukovitch à faire preuve de retenue à l’égard des manifestants. Ce dernier a montré tellement de retenue qu’il a quitté la ville, plutôt que d’ordonner à sa police de défendre sa présidence par la force, comme si elle était capable de le faire. Pouvez-vous imaginer un président américain poussé à fuir par de violentes manifestations de rue à Washington ? À Washington, les manifestations de Maïdan n’auraient pas duré deux jours. Si vous dégainez une arme létale en présence d’un officier de police, vous pouvez être abattu légalement. À Kiev, 20 policiers environ ont été tués. On peut imaginer la réaction méprisante et indignée si c’était Poutine, par exemple, qui exhortait Obama à se montrer modéré face à des manifestations violentes, au point de se laisser lui-même renverser.

Il va sans dire que les dictateurs avec lesquels la Russie a d’assez bonnes relations – en Syrie, en Corée du Nord et à Cuba – sont dénoncés par l’Occident, alors que non seulement ce dernier ne dénonce pas les dictateurs avec lesquels il entretient de bonnes relations – l’Arabie saoudite, le Bahreïn, le Qatar, l’Ouzbékistan, le Honduras, la Thaïlande et l’Égypte – mais la Russie ne les dénonce pas non plus. Dans l’ensemble, non seulement l’Occident ne pratique pas ce qu’il prêche à la Russie, mais il prêche ce que la Russie ne fait pas – et bien que je n’aie pas d’objection de principe au prêche, je suis une Lawrencienne, Dieu merci et je m’oppose à la prédication des hypocrites.

Une chose qui nous aide inconsciemment à appliquer les normes de manière incohérente est notre usage de la langue. Les manifestants à Maïdan étaient des manifestants ; à Slaviansk, Kramatorsk, c’étaient des rebelles. Le gouvernement de Poutine est fréquemment dénommé régime, et donc assimilé à une dictature, alors que la Russie, comme les États-Unis, sont des démocraties imparfaites. Mais Poutine personnellement a un taux d’approbation plus élevé de 20% qu’Obama et au moins 25% de plus que Cameron. Mais un mot en particulier est abusif dans le contexte russe, celui de libéral. Bon, c’est un mot notoirement protéiforme, mais il semble y avoir accord sur sa connotation dans un contexte russe, où il est généralement admis qu’il signifie «promouvant les valeurs occidentales en termes de liberté individuelle, d’égalité, de démocratie et d’État de droit». Lorsque l’on considère les politiques des politiciens et commentateurs décrits comme libéraux, cependant, on part de l’idée que cela signifie « promouvoir les politiques étrangères et économiques alignées sur les intérêts occidentaux, quelles que soient les autres opinions (éventuellement anti-libérales) défendues ».

Par exemple, Alexei Navalny, fréquemment décrit comme un dirigeant d’opposition libéral, défend des opinions que la plupart des libéraux occidentaux qualifieraient de racistes. Depuis que la plupart des Russes ne veulent pas que la Russie se conforme aux intérêts géopolitiques ou économiques de l’OTAN à leurs dépens, et depuis que le capitalisme occidental est diminué à leur yeux parce qu’ils l’associent aux années 1990 (une période dont l’Occident n’a jamais suffisamment admis qu’elle a été une catastrophe) , ceux qu’on appelle les libéraux représentent une assez faible proportion du vote populaire. Pourtant, le récit russophobe confond libéral avec démocratique. Le fait que la politique de Poutine ait beaucoup plus d’attrait que celle des soi-disant libéraux ne fait pas de Poutine un anti-démocrate, et ceux qui s’opposent à un Poutine démocratiquement élu ne sont pas des pro-démocratie par leur seule vertu.

Entre Russie menaçante et Russie faible

La russophobie, comme le décrit L’Orientalisme d’Edward Saïd, repose donc sur des contradictions, et en crée. D’une part, elle construit un ennemi agressif et qui doit être craint, qui menace ses voisins comme l’Ukraine et la Géorgie. D’autre part, elle crée un ennemi dérisoire dont l’économie est fragile parce que tributaire du pétrole – un point beaucoup moins souvent évoqué à propos d’alliés beaucoup plus fortement dépendants du pétrole, comme l’Arabie Saoudite.

Tant l’agression de la Russie que sa faiblesse sont exagérées – c’est-à-dire que le désir (pour des raisons sur lesquelles je reviendrai plus bas) de construire un ennemi produit une image (et dans une moindre mesure, une réalité) ensuite effectivement crainte, dont la puissance doit être comprise. Depuis 1989, lorsqu’elle s’est retirée d’Afghanistan, la Russie n’a envoyé ses troupes qu’en Géorgie et cela, pour soutenir les habitants d’une enclave semi-autonome où les troupes géorgiennes avaient pénétré en violation des traités internationaux. En fait, elle ne menace personne.

Mais la sous-estimation de sa puissance est tout aussi frappante. Parlant avec des hommes d’affaires travaillant en Russie – russes et étrangers – il m’est devenu clair que la Russie est économiquement extrêmement et diversement productive, elle évite beaucoup des pièges de l’endettement et un système bancaire bidon qui nuit à notre économie. L’Oréal, Danone, Peugeot et Renault font tous d’immenses profits en Russie. Loin d’être totalement tributaire des exportations de pétrole, la Russie produit tout une gamme de biens manufacturés, dont de l’acier, des produits chimiques, pharmaceutiques, des vêtements, des bateaux, des machines-outils, des avions, des aliments transformés, du mobilier, des ordinateurs, des tracteurs, des appareils optiques, des véhicules commerciaux et des téléphones mobiles. Elle a une grande industrie de la construction et dans des secteurs comme l’ingénierie nucléaire et la technologie spatiale, elle est l’un des leaders mondiaux. On y pense peut-être peu en Occident, parce ce sont des biens d’équipement, pas de consommation, et qu’on ne les trouve par conséquent pas dans les magasins occidentaux. L’impôt sur le revenu est fixé à 13%, d’une manière qui encourage actuellement la croissance économique (bien que ce soit, je suppose, une mesure temporaire avant de le remplacer par un impôt progressif plus socialiste). Le taux d’intérêt sur les comptes courants est de 10% environ. Les sanctions ont fait des dégâts, mais elles ont aussi amené plus d’investissement intérieur. Et le récit de la faiblesse russe est aussi alimenté par l’ignorance de ses relations avec le reste du monde, au-delà de l’Occident. Les liens entre la Russie et la Chine se renforcent, ainsi que des relations chaleureuses entre 
la Russie et la plupart des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud y compris la Chine, le Japon, l’Inde, le Pakistan, Israël et la Palestine.

Lorsque j’ai assisté à une rencontre d’hommes d’affaires débattant des réponses aux sanctions, à Moscou en avril dernier, il s’y disait que les ambassadeurs qui avaient décidé d’y assister – du moins ceux que j’ai rencontrés – venaient d’Afrique du Sud, du Mexique, du Pérou, du Bénin, d’Indonésie et de Malaisie. Pas un ne venait de l’Ouest, et c’est vraiment une métaphore du fait que l’Occident n’est pas un témoin, ne sait rien et ne veut rien savoir des bonnes relations qu’entretient la Russie avec le reste du monde.

Mais il y a de nombreux facteurs qui favorisent la construction et la persistance de la russophobie.

L’un des premiers, et le plus évident, est le contact limité avec le pays lui-même. À partir du XVIe siècle, lorsque les Européens de l’Ouest ont commencé à voyager en Russie en grand nombre, il a été observé, à juste titre, qu’il est difficile de se rendre en Russie, d’y voyager et que ses exigences par rapport aux passeports la rendent onéreuse. La politique du prêté pour un rendu en matière de visa signifie qu’il n’est pas facile de faire un saut à Saint-Pétersbourg pour une escapade rapide dans la ville – en effet, il y a très peu de vols directs entre Londres, la plaque tournante mondiale des transports aériens, et la deuxième plus grande ville du plus grand pays du monde – ce qui est extraordinaire, si on pense à tous les autres endroits où vous pouvez avoir des vols directs plus fréquents depuis Londres. Contact limité avec la Russie et apprentissage limité de sa langue, signifient capacité limitée de vérifier la validité de l’image de la Russie restituée par les médias. Cette image est elle-même en partie une construction de journalistes, qui savent eux-mêmes très peu de choses du pays et qui se copient les uns les autres. Mais c’est aussi la construction de correspondants étrangers locaux comme Luke Harding du Guardian et Ed Lucas de The Economist qui, selon moi, tombent dans la catégorie des gens qui peuvent vivre dans un pays alors qu’ils le méprisent, et le dénigrer, exactement comme il y a des gens qui peuvent vivre dans un pays, l’aimer, et le dénaturer dans un sens positif.

Une caractéristique favorisant la répétition des opinions entre journalistes résidents et autres, est le revers d’un phénomène que j’ai découvert parmi des gens qui ne sont pas d’accord entre eux. À Moscou, mes amis qui approuvent Poutine incluent des Russes, des Américains, un Finlandais et un Français. Ils travaillent en Russie comme journalistes, entrepreneurs et juristes. Leurs opinions politiques vont du conservateur au quasi communiste, en passant par les écologistes. Mais tous en sont venus, par différentes voies et à partir de leurs propres perspectives, à admirer Poutine, dont la politique ne peut pas facilement être décrite en termes d’analyse traditionnelle gauche-droite. Le revers de la médaille est qu’il peut être critiqué à partir de tous les points de vue, si bien que ce que nous avons est une rare unité dans la russophobie britannique entre la presse de gauche et de droite, et en fait les journaux de qualité et les tabloïds.

Une Russie inapte à la démocratie?

Une autre caractéristique favorisant la russophobie est que son image de la Russie entre en résonance avec des images beaucoup plus anciennes de la Russie en Occident – surtout autocratiques. La principale période de contacts entre l’Europe de l’Ouest et la Russie a été caractérisée par une disparité croissante entre les niveaux de démocratie à l’Ouest et à l’Est ; c’est resté vrai jusqu’à relativement récemment. Les affirmations que Poutine est un autocrate s’inscrivent dans un récit primordial sur une Russie qui serait inapte à la démocratie : il y a seulement deux problèmes. Le premier, c’est que le primordialisme est aujourd’hui largement discrédité en science politique comme du racisme, et pour des raisons semblables (voyez le succès de l’ouvrage de Martin Sixsmith en 2011, Russia: A Thousand Years of the Wild East). Deuxièmement, Poutine n’est pas autocratique. Le récit du retour à l’autocratie, après les années Eltsine relativement démocratiques, est particulièrement absurde étant donné qu’en 1993, Eltsine a interdit les médias d’information et a envoyé des chars sur la Maison Blanche, le Parlement russe, pour le dissoudre car il s’opposait à sa politique économique profondément impopulaire. Au cours des jours qui ont suivi, on a estimé qu’entre 187 et 200 personnes ont été tuées. Poutine n’a jamais fait quoi que ce soit de vaguement similaire, mais il est évidemment possible d’interpréter faussement quelqu’un dont la politique est largement soutenue – au sein et hors du Parlement – et de le voir comme un dictateur qui ne tolère aucune opposition.

Il faut dire, cependant, que la Russie elle-même a été un foyer important de la pensée primordialiste, principalement à son propos. Qu’est-ce que l’idée de larusskaïa dusha, ou âme russe, sinon un argument selon lequel la Russie est a) particulière et b) immuable par essence ? Le discours sur l’âme russe est compliqué (vous trouverez mon article à ce sujet ici), mais une partie de ce discours défend l’idée que le peuple russe est assujetti et souffre depuis longtemps. Et cette idée reçoit beaucoup de renfort de la part de Tolstoï et Dostoïevski. Ce n’est cependant pas la seule description primordialiste existante. L’eurasisme a rivalisé avec le slavophilisme, et tous deux avec l’occidentalisme – les occidentalistes soutenant, évidemment, que la Russie pouvait rattraper l’Occident, et le rattraperait. Néanmoins, la Russie de tous les pays, dans sa littérature et sa philosophie, a considérablement encouragé la pensée primordialiste sur elle-même.

J’ai mentionné l’homologie entre le primordialisme et le racisme – et je voudrais dire qu’il y a une dimension raciale dans la russophobie ou dans ce que j’ai parfois appelé le russisme. Là encore, il opère de manière contradictoire. D’un côté, les Russes sont censés favoriser l’autocratie et la soumission. De l’autre, on attend des Russes qu’ils se comportent exactement comme des Européens occidentaux, malgré les circonstances profondément différentes de leur histoire. Je suis sûre qu’une des raisons en est que les Russes européens ressemblent presque exactement aux Européens occidentaux, ce qui n’est pas le cas des Chinois ou des Turcs, par exemple. Dans la mesure où il y a très peu de différence dans la pigmentation due à la mélanine, dans la couleur des yeux et la structure du visage, une petite différence de comportement politique est tolérée – et là où elle se produit, elle est essentialisée en réaction.

Poutine joue avec l’Occident, mais il est réglo

Poutine lui-même a été diabolisé avec beaucoup de succès. Son passé au KGB est fréquemment invoqué d’une manière qui occulte le fait que le KGB était un choix de carrière normal pour les jeunes Soviétiques ambitieux lorsqu’il l’a décidé. Je pourrais mentionner le fait qu’il cite l’influence de Maxime Isaev [personnage littéraire créé par l’écrivain soviétique Julian Semenov, NdT] sur son désir de rejoindre le KGB. Isaev est le héros de la mini-série soviétique culte de 1972, Dix-sept instants du printemps – la réponse soviétique à James Bond. Isaev est un espion russe qui prétend être un Obergruppenführer [un général SS, NdT] à Berlin à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il est brave, cultivé, intelligent, miséricordieux et d’une intégrité totale – un héros soviétique qui protège la Russie de l’Allemagne et l’Allemagne d’elle-même, d’un genre que des jeunes gens comme Poutine aspiraient à devenir. C’est vrai, nous le savons, l’espionnage n’est pas ce qu’il est dans les films. Mais à notre époque post-révélations de Snowden, il est des plus étranges de continuer à déplorer que quelqu’un ait espionné les citoyens d’un autre pays et d’utiliser cela comme loupe pour interpréter négativement tous ses actes ultérieurs. [On oublie aussi facilement que le président George H. W. Bush (le papa) a été directeur de la CIA, NdT]

En se présentant lui-même comme un macho, Poutine ne se rend pas service en Occident. Mais je pense que les Russes n’ont pas besoin d’accorder plus d’attention à notre mépris généralisé pour cette image, que les Britanniques n’en accordent aux Américains, dont l’impression générale est que tous les Britanniques sont homosexuels. La raison en est que le comportement masculin normal ici [en Grande-Bretagne] est à divers égards plus doux et moins musclé, littéralement et métaphoriquement, que ce qui est la norme en Amérique du Nord. En Russie, la démonstration par Poutine de sa virilité est beaucoup plus acceptable qu’elle ne l’est ici et ce d’autant plus qu’elle contraste avec la série de gérontocrates qui ont dirigé l’Union soviétique, et avec l’embarrassant gros buveur qu’était Eltsine. Il faut aussi souligner que ce n’est pas seulement pour ses qualités personnelles de macho qu’il est admiré ; il est aussi admiré pour sa vie saine, contrairement à Eltsine et à beaucoup d’hommes dans le pays pendant la période de ce dernier au pouvoir, et il est extrêmement cultivé – il parle russe sans faire de fautes de grammaire, de nouveau contrairement à Eltsine.

Mais son auto-projection est catégoriquement dirigée vers le peuple russe plutôt que vers le reste du monde, et cela correspond avec le fait que Poutine n’essaie pas de courtiser l’Occident – il joue avec eux mais il est réglo. Quelque chose d’un mépris communiste pour la publicité apparaît dans son manque d’intérêt pour les effets, tant pour lui que pour son pays, lorsqu’il vient en Occident. C’était la raison pour laquelle la Géorgie a eu la meilleure presse lors du conflit avec la Russie, d’une manière dont même Martin Sixsmith admet qu’elle était biaisée de la part de la BBC. Saakachvili, qui a fait ses études à Columbia, était préparé à faire des relations publiques, ce dont Medvedev était incapable. Un contraste différent avec la Russie est fourni par la Chine, qui répond très vertement, voire agressivement, aux critiques publiques. Elle bénéficie de l’opprobre déversé sur la Russie, puisque cela détourne l’attention d’elle, qui est la menace la plus crédible aux intérêts occidentaux. La Russie, d’autre part, ne fait à peu près rien pour attaquer de front la russophobie. Personne ne m’a envoyée ici pour écrire ce que vous lisez maintenant.

J’ajouterai encore une raison à la russophobie. En Russie, la défiance des médias remonte loin dans le temps, au début du XIXe siècle – et avec une très bonne raison. L’attitude par défaut des Russes, encore aujourd’hui, est le scepticisme et le cynisme. Ils votent peut-être pour Poutine parce qu’ils l’aiment ou aiment sa politique, mais cela ne les rend pas confiants dans ce qu’ils lisent et il y a encore beaucoup d’insécurité à propos de l’état du pays, dont ils se plaignent ouvertement. Malgré la désaffection des électeurs en Grande-Bretagne, je pense que le niveau de confiance des Britanniques à l’égard de ce qui est dit par The Guardian, The Economist, The Sun, la BBC est beaucoup plus élevé qu’il ne l’est pour les canaux équivalents en Russie. C’est-à-dire qu’une différence entre nous et les Russes est que nous sommes moins sceptiques sur ce qu’on nous dit.

Cui bono? Quelles sont les motivations les plus évidentes à encourager la russophobie ?

En bref (et les raisons de fond sont brèves) : la politique étrangère de la Russie ne suit pas celle de l’Occident. Les fabricants d’armements occidentaux ont intérêt à alimenter une nouvelle Guerre froide, parce que la guerre contre le terrorisme n’a pas comblé la baisse dans les ventes d’armes – en particulier des armes nucléaires – engendrée par la fin de la Guerre froide. Et l’OTAN a désespérément besoin d’une raison d’être [en français dans le texte, NdT].

Mais les intérêts des fabricants d’armes et de l’OTAN ne sont pas ceux de l’Occident dans son ensemble. La russophobie agit d’une façon totalement contre-productive. Elle limite la coopération économique potentiellement énorme et les échanges culturels et touristiques avec la Russie – une des raisons pour lesquels les hommes d’affaires étaient opposés aux sanctions – et cela pousse de manière décisive la Russie vers une coopération économique, politique et militaire avec la Chine et même le reste du monde. Les sanctions ont eu pour effet de pousser la Russie à envisager le développement de sa propre version de carte VISA. Elle a accueilli le rapatriement de la richesse russe détenue à l’étranger. Et en Ukraine, le soutien occidental à un coup d’État contre un président élu a amené le pays au bord de la guerre civile et a augmenté le territoire de la Russie [en Crimée]. Comme un de mes amis me l’a dit souvent :«Les guerres commencent lorsque les politiciens mentent aux journalistes, puis croient ce qu’ils lisent dans la presse.» La popularité de Poutine atteint 83% à la suite des événements en Ukraine et les sentiments hostiles aux États-Unis et à l’Union européenne de la part des Russes ordinaires commencent à augmenter. Cela rend la vie plus difficile pour les Russes dont le programme politique trouve du soutien en Occident. Un bon exemple est donné par les militants pour les droits des homosexuels, qui ont constaté que leurs objectifs étaient beaucoup plus difficiles à atteindre, depuis qu’une attitude pro-gay a effectivement été associée à une position anti-russe. Les militants homosexuels russes sont aujourd’hui indéniablement un groupe beaucoup plus isolé et suscitant la méfiance qu’avant de recevoir le soutien de l’Occident.

Ainsi, comme cela apparaît à tous les Russes qui sont familiers avec la russophobie, la Russie est critiquée pour de fausses raisons – et c’est l’ironie la plus tragique. Le pays est loin d’être parfait. La sécurité sociale est misérablement basse ; il y a des brutalités dans l’armée et les prisons, et des problèmes de racisme, de drogue et de violence domestique ; la santé et la formation sont sous-dotées ; l’impôt sur le revenu est forfaitaire. Mais ce n’est pas sur ces aspects que la Russie est critiquée, ni par les Occidentaux ni par ses propres partis soi-disant libéraux – qui sont obsédés par Poutine lui-même.

Les gens qui souffrent en Russie ne sont pas les dirigeants de l’opposition libérale avec l’abondante couverture dont ils font l’objet dans la presse occidentale, mais les pauvres.

Et qui, à part les communistes, et dans une certaine mesure Poutine, parle d’eux ?

La russophobie est faite d’ignorance, d’une absence de scepticisme et de raisonnement, d’orgueil, d’hypocrisie, de condescendance et de grossièreté, tournée au service du complexe militaro-industriel et de l’OTAN. Elle soutient une Guerre froide inégale, contre un pays qui vient de se relever après son effondrement, qui se concentre principalement sur l’amélioration des conditions de vie de son peuple, qui ne veut la guerre nulle part et n’a aucun désir d’être notre ennemi à moins d’y être forcé pour se défendre. J’espère bien.

Par Catherine Brown – Le 17 juin 2016 – Russia Insider

Article original paru dans le Off Guardian

Traduit par Diane pour le Saker francophone

Source: http://lesakerfrancophone.fr/deconstruire-la-russophobie-12